«Jacques ne ressemblait à personne, il était unique.» Au téléphone, le cinéaste Alain Tanner se souvient de Jacques Denis, acteur franco-suisse, qui vient de s’éteindre à 72 ans. Il revoit ce tandem tendre et rugueux que Jacques Denis et Jean-Luc Bideau forment dans La Salamandre, ce film qui annonce, en 1971, le printemps du cinéma suisse. Moustache de campagne, lunettes de numismate, visage bougonnant, silhouette trapue façon gauloise, Jacques Denis y joue Paul, un écrivain fasciné par l’énigmatique Rosemonde – Bulle Ogier, belle à tomber.


Le comédien a 28 ans. Et déjà une petite carrière, au service de Charles Joris et du Théâtre populaire romand à La Chaux-de-Fonds, de François Rochaix à Genève et d’Armen Godel pour lequel il joue, avec Jean-Luc Bideau, Le Testament du chien d’Ariano Suassuna. «C’est à cette occasion qu’Alain Tanner nous a repérés», raconte Jean-Luc Bideau. «Jacques avait un physique singulier, confirme le cinéaste, qui en faisait un interprète précieux pour Michel Soutter ou moi. Et puis il avait un humour et une intelligence qui lui permettaient d’inventer des personnages à part.»


Le cinéma n’aura aspiré Jacques Denis qu’un temps. «Il avait un idéal très élevé et il n’a pas cherché à faire carrière, même s’il a joué pour des réalisateurs comme Bertrand Tavernier», poursuit Jean-Luc Bideau. Le théâtre est sa maison. Il y imprime sa rigueur burlesque, sa drôlerie de vieil enfant tarabusté, son irrévérence à la Falstaff – ce débonnaire qui festoie à la barbe des princes chez Shakespeare. Le métier, il l’a appris auprès de la fameuse Tania Balachova, à Paris où il a grandi. Avec elle, c’est l’exigence de vérité qu’il apprend, c’est-à-dire le sens de l’instant théâtral.


Dans les années 1980-1990, Jacques Denis est l’heureux génie du Nouveau Théâtre de Poche à Genève, dirigé par la metteuse en scène Martine Paschoud. Il se glisse dans tous les rôles avec une acuité, une folie raisonnée qui font son charisme. On se presse pour le voir sous le costume douteux d’un ambassadeur suisse à Berlin flirtant avec le régime nazi (L’Ambassadeur de Thomas Hürlimann en 1994). On se laisse fouetter par lui quand il joue l’incompris souverain dans Le Déjeuner chez Wittgenstein, de l’Autrichien Thomas Bernhard. On admire sa plasticité phénoménale au service du Neveu de Rameau, ce dialogue où Denis Diderot définit l’art de l’acteur.


«On se tordait de rire quand il improvisait en répétition, se rappelle Martine Paschoud, qui l’a dirigé tant de fois. Il vivait un texte comme le musicien sa partition, il était capable de se transformer physiquement pour épouser une écriture. C’était un artiste préoccupé par la société, qui avait le souci de la faire parler à travers le théâtre, sans que ça soit didactique.» Il y a du Alceste chez lui – rôle qu’il a d’ailleurs joué. Son amitié ombrageuse, sa haine des compromis le poussent à se retirer du métier au mitan des années 2000.


Dans sa maison à Saint-Quentin, il cuisinait pour son épouse ou sa fille, chantait Schubert, vénérait Dietrich Fischer-Dieskau, ce baryton qui illuminait ses jours. Il baroudait aussi dans la campagne, comme le Paul de La Salamandre. Il était animé d’une rage d’absolu qui en faisait un compagnon rare. Comme un héros de Thomas Bernhard, cet écrivain qu’il a si bien compris, il cherchait l’azur.