Jean-Paul Sartre corrigé et remplumé au Poche à Genève
scène
La metteuse en scène Selma Alaoui ressuscite «La Putain respectueuse», dénonciation du racisme américain. Plus contestable, elle récrit la fin de la pièce en sacrifiant à l'air du temps
Remplumer Jean-Paul Sartre. Rien que cela. Au Poche de Genève, Selma Alaoui a cette belle audace. La jeune metteuse en scène formée à Bruxelles s’empare de La Putain respectueuse que l’auteur de L’Etre et le Néant écrit en 1946, pour la radio d’abord. Il a 40 ans, une œuvre déjà derrière lui, où brûlent La Nausée et Les Mouches. Il met son génie intellectuel au service des minorités blessées, attaquant de front le Léviathan du capitalisme.
Sa Putain respectueuse attire les foules au Poche, qui vient à peine de naître en ce mois de mars 1948. Septante-cinq ans plus tard, son directeur Mathieu Bertholet l’a reprogrammée, histoire de marquer l’anniversaire de la maison. Il en résulte un spectacle cohérent et bien mené, contestable pourtant dans son remaniement final.
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Comment empoigner une œuvre qui reflète son époque et sa part obscène? Comment faire aussi pour qu’elle parle encore? Selma Alaoui s’est posé ces questions, dont témoigne le remarquable Cahier de salle qui accompagne le spectacle. Elle a soupesé le scénario au regard de sa sensibilité de femme engagée, désireuse d’apporter sa contribution à la lutte contre toutes les discriminations. Et elle a estimé que La Putain respectueuse avait de ce point de vue des atouts et des limites.
L’ombre de James Baldwin
Son scénario est certes aussi efficace qu’accablant. Jugez plutôt. Dans une ville du sud des Etats-Unis, une prostituée a assisté à l’assassinat d’un Noir par un Blanc; elle est sommée par le fils du sénateur, puis par le sénateur en personne, d’accuser de ce meurtre un autre Noir, qui a trouvé refuge chez elle. Elle subit la pression de ces notables, résiste d’abord, animée d’une honnêteté foncière, avant de capituler. Le bouc émissaire est piégé, terrassé par un système qui prospère sur un racisme endémique. Black Lives Matter rappelle que les Etats-Unis n’ont pas fondamentalement changé.
Le mécanisme est bien décrit, mais les personnages sont des archétypes au service d’une démonstration. On peut dès lors comprendre que Selma Alaoui ait remplumé Sartre, en ajoutant un préambule qui donne de l’étoffe au Noir, histoire de densifier son existence scénique, de la nourrir d’un imaginaire plus complexe, celui qu’offre notamment l’écrivain James Baldwin.
Sous haute tension
L’Amérique de Selma Alaoui n’est pas celle de Sartre. Sur la jetée de la révolte, en lever de rideau, Djemi Pittet vous agrippe en jeune homme écorché mais pas résigné, courageux comme un personnage de Toni Morrison. Le jeune comédien donne le ton d’un drame où tout pulse, à commencer par une bande-son obsédante – œuvre de Frédérique Jarabo.
Lizzie s’éveille à peine dans son peignoir en mousseline. Elle chicane son client Fred, fils du sénateur et cousin du meurtrier, un salaud qui tentera d’acheter son témoignage. Dans leurs rôles respectifs, Jeanne De Mont et Léonard Bertholet sont excellents: ils stylisent davantage qu’ils n’incarnent, ils soignent le trait plus qu'ils ne creusent le caractère. Léonard Bertholet est tour à tour flic et sénateur, avec une aisance bluffante. Jeu de postures. Tout est là chez Sartre.
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Qu’est-ce qui coince alors? La chute récrite, sans surprise, dans l’esprit du temps. Chez Sartre, Lizzie menace Fred de son pistolet, résolue à protéger le fugitif, mais elle se dégonfle. Chez Selma Alaoui, elle tire et abat le chantre de l’Amérique blanche dans un acte libérateur. Un spectateur non prévenu pourrait croire que le Sartre de 1946 héroïse la prostituée et met sur un pied d’égalité sa cause et celle des Afro-Américains. Or ce n’est pas le cas et c’est l’indifférence du philosophe à cette aliénation qui interpelle.
Jean-Paul Sartre est de son temps et sa Putain respectueuse aussi. Si elle intéresse encore, c’est aussi parce qu’elle suggère l’écart entre les époques, parce qu’elle souffle que les combats légitimes d’aujourd’hui n’allaient pas de soi hier, parce qu’elle rappelle la violence des préjugés. La vie des idées a son histoire. Corriger la fin de La Putain respectueuse, c’est occulter son torrent et oublier que les œuvres du répertoire sont des champs de tensions et de désaccords féconds. Les auteurs d’hier ont d’autres obsessions que nous: c’est en ce sens aussi qu’ils témoignent de nos avancées. Au Poche, on force la main à Sartre. C'est théâtralement et intellectuellement gênant.
La Putain respectueuse, Théâtre de Poche, Genève, jusqu’au 30 avril.