Comment empoigner Dans la solitude des champs de coton (Editions de Minuit), ce texte de Bernard-Marie Koltès tellement joué depuis sa création en 1987? Comment échapper à l’ombre de Patrice Chéreau, le premier à avoir libéré cette parole fluviale, mais ordonnée? Il confiait alors aux acteurs Isaac de Bankolé et Laurent Malet le soin d’être respectivement le Dealer et le Client, dans les brumes d’un quartier portuaire. Comment trouver une voix singulière qui ne trahisse pas l’étrangeté d’une prose aussi rhétorique que poétique, tantôt métaphysique dans son déploiement, tantôt triviale dans ses ponctuations? A toutes ces questions, le Genevois Eric Salama répond dans un spectacle aux options aussi discutables que séduisantes. Au T/50, dans la bien nommée ruelle du Couchant, sa Solitude se décline en gros plans et en fraternité nocturne.

Comme souvent, l’invention est ici le fruit de la contrainte. Le T/50 a la taille d’un garage: on y loge deux berlines. A peine entré, donc, on tombe sur un homme aux aguets, prêt à bondir. C’est le Dealer, joué par David Valère. Il guette l’inconnu qui va surgir au coin de la rue, le Client auquel Vincent Bonillo prête une nonchalance athlétique. Dans la plupart des mises en scène – les deux de Patrice Chéreau en particulier –, ce face-à-face se déroule dans la vastitude d’un terrain vague, zone de non-droit. Les deux hommes s’affrontent d’abord à distance, et la parole de Koltès résonne en liturgie, sauvage, certes, crapuleuse aussi, mais solennelle. Dans le spectacle d’Eric Salama, David Valère et Vincent Bonillo sont aussitôt au coude-à-coude. Le Dealer glisse dans l’oreille du Client sa demande: qu’il mette un mot sur son désir.

Jouée ainsi, peau contre peau, la joute perd en force de frappe ce qu’elle gagne en familiarité. Ce ne sont plus deux archétypes qui se heurtent – le Client et le Dealer –, mais deux individus condamnés à cohabiter. La jungle des villes vire entonnoir. Le jeu s’en ressent: David Valère est un bonimenteur menacé d’histrionisme quand il multiplie les effets de voix; Vincent Bonillo, lui, est un duelliste de salon, raisonneur détaché de tout, sauf de sa pensée. Ils ont parfois des maladresses. Il n’empêche qu’ils brûlent. Comme une caresse à l’heure des réverbères.

Dans la solitude des champs de coton, Genève, T/50, ruelle du Couchant, jusqu’à dimanche. Loc.: 022 735 32 31. 1h15.