Rencontre
L’artiste japonaise, 38 ans, se dévoile dans «Robot, l’amour éternel», merveille d’autoportrait ironique et tendre, à la Salle des Eaux-Vives à Genève jusqu’à dimanche

A la tombée du lit, Kaori Ito dessine dans un carnet ses rêves. Ce matin-là, la danseuse crayonne sa mère: elle la serre et ne rencontre que des os. Soudain, ces os sont des oiseaux qui prennent leur envol. Ces jours à Genève, Robot, l’amour éternel mêle l’encre des songes, comme si la vie de ce roseau enchanté, choyé naguère par James Thierrée, Angelin Preljocaj, Philippe Decouflé, des grands pour lesquels elle a dansé, s’y rejouait en accéléré.
Une jambe cabotine
La mémoire de ses nuits, c’est ce que Kaori Ito offre à la salle des Eaux-Vives, avec un art sûr de l’anacoluthe, ce plaisir de la rupture syntaxique. Voyez son pied, plus malin que la moyenne. Il surgit en préambule, comme un point d’exclamation, au-dessus d’une dalle carrée qui tient lieu de scène. La danseuse s’y cache encore, lovée sous la plateforme, mais sa jambe parade déjà, sacrée cabotine va. Une sonate de Schubert l’a appelée. A présent, Kaori Ito se dresse tout entière sur le plateau, fille des ombres faite pour jouer avec les mailles du temps, pour se glisser d’un fuseau horaire à l’autre, comme une héroïne de Jiro Taniguchi, l’auteur vénéré de Quartier lointain.
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Les confessions d’une jeune mère
Elle danse sur ces strates-là, justement, celles d’un passé immédiat recomposé, d’un présent qu’elle voudrait moins chaotique, d’un avenir qui a pour elle aujourd’hui le visage de son fils, Sola, 9 mois à peine. Elle se libère de son antre, buste et bras mécaniques, comme un automate: tout revient dans la saccade. Une voix enregistrée, la sienne, déroule le fil des jours d’une artiste qui a transformé la planète en terrain de jeu. Un soir, c’est Sydney qui l’applaudit. Un autre, c’est Nantes. Un autre encore, c’est Dresde ou Toyohashi au Japon.
Dans ce flot filtré par un iPhone passe une inquiétude philosophique: qui suis-je quand le monde me disperse ainsi? comment vider mon cerveau? et se pourrait-il qu’un jour je sois jetée comme les poupées de mon enfance?
La matière de nos désirs
Sur le plancher de ces aveux gisent la rotule d’un robot, son coude, les membres orphelins d’un androïde. Robot, l’amour éternel est une autofiction: on y lit l’onde de choc d’un accouchement – l’artiste qui s’extirpe au début d’un orifice – la fatalité d’une déconfiture, celle de la machine qui se croyait éternelle, la pauvre, celle de l’illusion amoureuse, l’inconsciente. Kaori Ito touche à la matière de nos vies d’une aile de chardonneret printanier: elle se pose un instant, reprend son vol, aspire au vide où on se rassemble; et puis soudain, elle dit comment Sola a changé son centre de gravité.
«Kaori signifie princesse en japonais», raconte-t-elle après la représentation. Son père, un plasticien connu, sa mère, artiste elle aussi, ont rêvé devant son berceau d’une vie princière. A 15 ans, Kaori a des années de ballet à son actif et un talent pour les attrape-rêves indiens qu’elle fabrique et vend. Elle collectionne les habits, les tutus en particulier, et vénère Sylvie Guillem, cette athlète du ballet qui transforme un pas en sortilège. Elle s’imagine danser pour Angelin Preljocaj, pour Philippe Decouflé, des artistes qui frappent depuis la fin des années 1980 et dont les spectacles, découverts dans les magazines, l’intriguent.
En 2013: Kaori Ito, reine au bal des ardentes
Le théâtre intime de Kaori
L’odyssée de Kaori est ainsi écrite qu’elle débarque en France à 18 ans et qu’elle met son talent félin au service de ces figures. Elle assimile le français même si le sable est parfois mouvant. «Quand je remerciais, je disais: «Merci, beaucu (sic)» et on me répondait: «Toi aussi.» En 2015, elle se livre à la première personne en invitant son père à partager la scène avec elle dans Je danse parce que je me méfie des mots – à la salle des Eaux-Vives déjà, à l’invitation de l’Association pour la danse contemporaine. En février, au festival Antigel à Genève, elle se dévoilait encore, avec l’homme de sa vie, le comédien Théo Touvet: ensemble, ils jouaient Embrase-moi.
Le père en amont, l’amant en aval, le fils au présent. C’est pour lui, Sola, qu’elle écrit chaque jour leur chronique, pour qu’il connaisse plus tard le son de son babil, qu’il s’émeuve d’avoir barboté dans l’insouciance, qu’il conserve dans les joues l’odeur de la tendresse. Kaori est une mémorialiste compulsive. Quand elle était fillette, elle tenait déjà un journal, parce qu’elle redoutait de disparaître à l’improviste, emportée par un démon de passage. «J’avais toujours peur que mes parents ne sachent pas ce que j’étais devenue.» Aujourd’hui, elle poursuit cet archivage maniaco-poétique, comme s’il y avait là, dans la mémoire de l’iPhone, sur un compte Facebook un ancrage, fût-il provisoire.
La mort, un sujet familier
Kaori Ito, comme les personnages de Quartier lointain, a un pied ici, un autre de l’autre côté du miroir. Elle commerce volontiers avec les fantômes, parce que la mort dans sa famille n’est pas un sujet tabou, souffle-t-elle. Il lui arrive ainsi d’écrire à des amis défunts: elle se demande pourquoi il est plus facile de leur pardonner un manquement qu’aux vivants. Cette matière devrait nourrir sa prochaine pièce prévue pour 2020.
S’enraciner avec Sola
Dans le Tokyo de son enfance, Kaori Ito s’est longtemps vue vedette comique à la télévision. A un moment, elle s’est projetée en épouse d’ambassadeur pour voyager. Les entrechats de la diplomatie n’étaient pas faits pour elle. Ces soirs à Genève, elle s’épanche du bout des orteils, en morceaux ironiques et spirituels. Elle vous lance soudain, grave comme une moinesse, que sa vie est devenue banale, qu’elle est mère et qu’elle se sent plus enracinée grâce à Sola. Ce nom veut dire «ciel» en japonais. La clé des songes n’est pas loin.
Robot, l’amour éternel, Genève, salle des Eaux-Vives, les 15, 16 et 18 mai à 20h30.