Laetitia Dosch est une actrice à part, spéciale, totale. Quand on voit cette comédienne au visage d’enfant dans «Un Album», on pense immédiatement à Zouc, notre comique nationale. Car, comme l’inoubliable Mme Von Allmen, la jeune artiste ne mime pas une personne âgée, un bébé, une maîtresse de maison, une prof de gym, etc. Elle est ces personnages, figures foudroyées de son théâtre privé. Plus encore. Laetitia Dosch est une punk du plateau, sublime bordeline qui, pour tester les limites du public, n’hésite pas à uriner sur scène, se vautrer dans son pipi et proposer ensuite une bise à un spectateur plus ou moins réjoui. On l’a vue dans cet exercice siphonné, à Genève, en 2012, dans un spectacle justement titré «Laetitia démine L’Usine». Une ultime bizarrerie? En scène, la belle dialogue avec des bêtes, corbeaux ou cheval, curieuse, dit-elle, de cet amour-haine qui lie l’humain à l’animal… Vraiment, la fée est fêlée, unique, et on l’aime pour ces horizons insolites qu’elle ne cesse de dégager.

L’étrangeté est-elle héréditaire? Si oui, Laetitia a de qui tenir. Dans l’appartement parisien où elle a grandi, son grand-père collectionnait les œufs d’oiseaux chipés dans les arbres de la cité. Il les ramassait, les vidait et les conservait dans des boîtes. Dix mille pièces rien que pour lui. «Et aussi, chez nous, des animaux morts ornaient les murs. Clouer était notre manière d’aimer», se souvient, pensive, cette Franco-Suisse née en 1980.

L’animal érigé en juge

Les animaux, la comédienne les amène, elle, vivants, sur le plateau. Dans «Les corvidés», un Sujet à vif créé au Festival d’Avignon, l’été dernier, avec Jonathan Capdevieille, autre artiste joyeusement allumé, Laetitia Dosch a fait parler deux corbeaux. «On était leur voix, on commentait les gens du public, les spectacles à l’affiche, notamment les poulpes qui jouaient dans la création d’Angelica Liddell, vu la proximité de destin.» On flaire le canular, mais on a tort. Car, dans corvidés, il y a «corps vidés» et le Sujet à vif parlait également «des vampires, des êtres qui mangent d’autres êtres, qui ont 500 ans et se souviennent de tout. Des hypermnésiques qui utilisent leur fabuleuse mémoire pour aliéner les autres». Une histoire d’hommes prolongés, de cannibales au cerveau boosté…

La présence animale, version toquée, on la retrouvera dans «Hate», une création que Laetitia prépare pour le printemps 2018 à Vidy. Cette fois, c’est autour d’un cheval que la belle cavale. «Je travaille avec l’Ecole-Atelier Shanju, basée à Renens. L’idée est d’explorer comment Fantoche vient, intervient, enlève mes habits, me jauge, me juge. Et si, une fois, c’était l’animal qui considérait l’humain?» L’artiste ne plaisante pas. Quand elle dit cela, elle est profondément concentrée.

Meryl Streep et la galerie humaine

Sa passion animale n’empêche pas son intérêt pour l’humanité. Au contraire. On observe cet élan pour ses semblables dans ses envolées lyriques quand Laetitia va voir ses collègues jouer et qu’elle vante leurs mérites. Son dernier coup de coeur va à Thibaut Evrard, comédien belgo-suisse qui fait en effet des merveilles dans «Mesure pour mesure», mis en scène par Karim Bel Kacem à Vidy. Plus loin, la comédienne s’enthousiasme pour Julianne Moore et Meryl Streep, «des actrices qui ne ferment rien et sont suffisamment énigmatiques, nébuleuses pour conserver une vraie complexité.»

Son humanité, elle explose bien sûr dans «Un Album», ce solo à ne pas manquer qui sera au Théâtre du Passage, à Neuchâtel, avant le festival Antigel, à Genève, puis Annecy et Chambéry. «Un Album» offre une galerie d’individus que Laetitia a observés dans la rue ou qu’elle a bien connus. Ce qui frappe, dans ces portraits vus à l’Arsenic en 2015, c’est la délicatesse du trait. Non pas projeté, mais digéré, intégré. Laetitia est, au sens fort du terme, ce bébé au pas mal assuré, avec ses pertes d’équilibre, ses élans chaotiques. Elle est aussi cette toute vieille dame, prostrée dans un fauteuil, qui râle et bat l’air de ses mains déformées. Elle est encore cette maîtresse de maison qui fait visiter son intérieur et ponctue chacune de ses phrases d’un rire gêné. Ou cette monitrice sportive au verbe musclé, à la formule consacrée. Sans oublier ce psy goujat, qui, de dos et clope au bec, balance de sa voix très grave: «Comment ça va, votre mère, cette connasse?» Un type pas sympa.

Moquette rose et silhouettes au sol

Dans «Un Album», la comédienne, qui travaille avec le metteur en scène israélien Yuval Rozman, explore aussi le groupe. On la croise sur un tournage animé, on la retrouve dans un parc à chiens. Et puis, elle est encore cette fille frénétique qui se secoue dans une discothèque – seul moment de musique. Cette traversée, livrée sur une moquette rose où des silhouettes sont imprimées (décor de Nadia Lauro) séduit, car l’actrice enchaîne les portraits en toute fluidité, sans marquer aucune coupure, comme si chaque personnage naissait du précédent. Et, même quand elle restitue un tocard ou un désespéré, elle lui donne une légitimité. Très humblement. En cela, Zouc n’est pas loin.

Sur les toits de Paris

Ce ton a déjà plu et va encore plaire beaucoup. Le spectacle, qui annonce 50 représentations, en France et en Suisse, se dirige vers les 80 dates avec le mois prévu, cet automne, au célèbre Théâtre parisien du Ront-Point, emmené par Jean-Michel Ribes. Une consécration? «Oui, c’est super, mais ça n’a pas été facile de convaincre Paris», souligne Laetitia qui, pourtant vit dans la capitale depuis 2013 après avoir longtemps habité à Lausanne où elle a étudié à la Manufacture. «Comme je n’arrivais pas à sensibiliser les programmateurs, j’ai joué sur un toit, en juin dernier, pendant l’Euro! C’était sur le rooftop du Point Ephémère, un lieu alternatif du 10e arrondissement qu’on peut rapprocher de L’Usine, à Genève. J’ai adoré donner cette galerie de portraits là-haut, avec, en arrière fond les bruits de ce quartier populaire et les clameurs des supporters. Le journal «Libération» est venu, a apprécié, ma chance a tourné!» La chance, dit-on, sourit aux audacieux. En matière de culot et d’inventivité, Laetitia Dosch est déjà bien profilée.


«Un Album», du 8 au 11 fév., Théâtre du Passage, Neuchâtel, www.theatredupassage.ch

et le 14 fév., Festival Antigel, Genève, www.antigel.ch


L’engagement bondissant de Jan Martens

Le jeune Flamand affectionne les propositions minimalistes et très physiques. Du grand mouvement

Des sauts, des sauts et encore des sauts. Comme si le monde pouvait être sauvé par un marathon physique et héroïque, une mise à l’épreuve des corps jusqu’à épuisement. Face à The Dog Days Are Over, création de 2014 de Jan Martens, on pense à Sideways Rain, cette course sans fin signée Guilherme Botelho qui visait à arrêter la folle litanie du temps. Jan Martens, aussi, défend une vision politique avec ce travail bondissant. Dans cette proposition minimale pour huit danseurs à moteur, le Flamand de 34 ans pointe le diktat d’excellence, la peur panique de la défaillance. «L’idée était de faire un portrait du danseur d’aujourd’hui, d’interroger son obsession, qui est celle des spectateurs, de perfection, expliquait le chorégraphe en janvier dernier à Libération. J’ai choisi les vêtements d’American Apparel parce que la majorité des danseurs autour de moi s’habillent chez cette marque et qu’elle renvoie à l’univers du fitness, incarne quelque chose du culte du corps et du consumérisme.» Et, en effet, les warriors sur ressort portent tous des shorts, collants, bodys, jupette de la marque flashy et scintillante.

De Keersmaeker comme modèle

On l’a compris, avec ce représentant de la nouvelle vague flamande, on est loin de la fragilité assumée et sublimée d’un Alain Platel. Loin aussi, même si on retrouve la force du geste, de la colère musclée d’un Wim Vandekeybus. Jan Martens, Anversois, a beau être né en 1984, la même année que les Ballets C de la B, c’est vers Anne-Teresa de Keersmaeker qu’il faut se tourner pour trouver une parenté. La pasionaria de la rigueur minimaliste a elle aussi éprouvé les boucles chorégraphiques jusqu’à satiété et cherché ce point de rupture où le corps, la personne, l’ego se liquéfient dans le mouvement. Retour de la danse et de ses exigences voire, peut-être, de sa violence? Non, le jeune homme l’assure. S’il retourne au mouvement tout-puissant, c’est pour mieux dénoncer la citoyenneté automatisée. Sa pièce, The Dog Days Are Over, est, paraît-il, sublime. C’est le plus important.

Duo amoureux

Le corps encore. Sur un mode tout aussi résistant, mais plus doux, moins haletant. Dans Sweat Baby Sweat, deuxième spectacle de Jan Martens à l’affiche d’Antigel, se mélangent danse buto, aérogym et yoga pour un duo à la fois sensuel et acrobatique. Une histoire d’amour collé-­serré, où, les yeux dans les yeux, Steven Michel et Kimmy Ligtvoet se ravissent et se rejettent. C’est très beau, dit-on.

M.-P. G.

«Sweat Baby Sweat», les 6 et 7 fév., Salle du Lignon, Vernier, www.antigel.ch
«The Dog Days Are Over», le 9 fév., Salle du Lignon, Vernier, www.antigel.ch