Il faut se méfier de Valère Novarina. Ses yeux bleus sont une pastorale. Mais dans ses doigts passent des émeutes. L’écrivain et homme de théâtre français fomente sa révolution depuis quarante ans. Il l’engendre d’abord sur la page, renversant méthodiquement les icônes de l’orthodoxie théâtrale. A mort, les personnages. Vive les figures. A mort la logique des mathématiciens. Vive l’arithmétique des alchimistes. Ces jours, il reprend au Théâtre de Vidy L’Atelier volant, sa première pièce qui voit le jour en 1974. Valère Novarina a 27 ans à l’époque, Mai 68 fait encore des vagues dans les esprits et la France tombe dans les bras de Valéry Giscard D’Estaing, bientôt dans le fossé de la crise. C’est l’esprit de ce temps-là que la pièce métabolise en cascade intempestive. La langue de Novarina emporte les lieux communs. Et le plaisir est grand d’être douché par elle.
En scène, dans la mise en scène de l’auteur, Monsieur Boucot (Olivier Martin-Salvan), calibré comme un dompteur de tigres, exploite un escadron de petites griffes. Il fabrique de tout, des chapeaux en papier en particulier. Madame Bouche (Myrto Procopiou, merveilleuse en oiseau du paradis), elle, parle d’or et de miel, en anesthésiste. Car il s’agit bien de cela: calmer des douleurs qui explosent en chaîne. Le monde est en crise. Sa machine de production – économique et langagière – bégaie. C’est le diagnostic de Valère Novarina. Celui aussi du docteur (Richard Pierre) sur scène. Seul remède: la révolte contre Monsieur Boucot, gardien de l’ordre grammatical – c’est-à-dire technocratico-capitaliste.
La lutte des classes manière Novarina a ses moments de bravoure. Cette scène par exemple où Monsieur Boucot juché sur une estrade jaune cherche à hypnotiser ses ouvriers en colère. Dans son dos, Madame Bouche fait tourner une roue avec la légèreté d’une virgule. En chœur, la meute s’offusque: «Assez, nous en avons jusqu’au gosier.» Et chante: «Guevara, donne-nous le bras/Louise Michel, guide-nous au ciel.» Le potentat riposte: «C’est une loi générale dans les clapiers. Plus ils en ont, plus ils en veulent.»
Est-ce d’avoir tant aimé L ’Opérette imaginaire, L’Origine rouge, L’Acte inconnu, pièces de Novarina qui ont marqué ces dix dernières années? Cet Atelier volant ne possède pas la même force de frappe. Son charme, plus fragile, est celui de la souche. Tout le dessein de Valère Novarina est là, sa passion de la pente qui interdit à la langue de se draper en emblème. Dans le rôle de Madame Bouche, Myrto Procopiou, taille de guêpe dans une robe-tutu bleue, magnifie cette pente. En août 1973, Valère Novarina écrit dans Le Drame de la langue française : «Continuer. Suivre sa passion néologique jusqu’au bout. C’est chier une langue nouvelle pour ensuite la couteler.» Il n’a pas dérogé. L’Atelier volant, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 24 novembre. Loc. 021 619 45 45. 2h20.