Dans les cordes, le spectateur de la Cour d’honneur du Palais des papes. Sonné? Oui! Ebloui? Oui encore, tant les acteurs de la Comédie-Française frappent juste sur le grand ring de la tragédie. Effrayé? Oui, et c’est pas la moindre réussite du metteur en scène belge Ivo van Hove, cet artiste qui d’un texte fait un virus qui vous cerne et tente de vous pénétrer.

Dans le sanctuaire du Festival d’Avignon, sous les yeux de quelque 2000 hallucinés, ses Damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli, passionnent et glacent, jusqu’à une apothéose apocalyptique, clé de toute l’affaire: le voile se déchire, une lumière vous aveugle, les enfants perdus de 1930 ressuscitent en jeunes djihadistes qui mitraillent les valeurs de nos démocraties affaiblies.

Mais on rembobine. Et on se laisse infiltrer. Sous les gradins, un tremblement ferroviaire. Ce bruit, c’est celui des usines de Joachim von Essenbeck, le patriarche qui règne sur l’acier allemand, qui a compris que ce Adolf Hitler sans allure est devenu incontournable en ce début 1933, mais qui ne veut pas avoir à lui serrer la main. Profitez de la présence de Joachim, Didier Sandre l’incarne avec un panache raviné qui est sa grandeur. Il sera bientôt éliminé. Par qui? Par les siens, pardi, les héritiers.

Les voici justement. Une quinzaine d’acteurs vous fixent, escortés par les cuivres d’un quatuor. Toute la famille est là: Joachim, bien sûr, mais aussi son fils Konstantin (Denis Podalydès) qui a adhéré aux SA, cette milice nazie; mais encore Herbert Thallmann (Loïc Corbery), le jeune cousin libéral, imperméable aux sirènes d’Hitler, vice-président encore pour un moment des usines Essenbeck; et puis son épouse, la belle Elizabeth qui ne se doute pas qu’elle et ses deux fillettes seront laminées. Mais ils basculent à main gauche, vers les loupiotes de tables de maquillage, suivis par un cameraman.

Un spectacle qui vous aspire

Sur un écran géant, au centre de la scène, vous apercevez alors le visage de Wolf von Aschenbach (Eric Génovèse), autre cousin, grand officier manipulateur, hitlérien jusqu’à la mœlle. La famille se change: tenue de soirée pour tous. C’est l’anniversaire de Joachim.

Que voit-on alors sur le plateau couleur de forge – l’espace est signé Jan Versweyveld? La raideur de la tribu d’abord. La silhouette chaloupée surtout de Martin (Christophe Montenez) qui fait sa Marlène Dietrich sur des talons de drag queen. Cet envoûteur douteux, c’est le petit-fils de Joachim, son héritier. L’enfant sans qualité. Sa mère, la baronne Sophie (Elsa Lepoivre), le palpe. Ah, le bel animal! Elle le tient, son petit Martin si beau, si nigaud. Elle saura l’instrumenter, le jour venu, pour asseoir son pouvoir, celui de Friedrich surtout (Guillaume Gallienne), son amant, l’homme qui monte dans les usines.

Ivo van Hove a ce talent: il vous aspire. Son art? Piquer de tous les côtés, c’est-à-dire multiplier les perspectives. Joachim est assassiné? Voyez comme il avance, solennel, vers la rangée de cercueils qui barre l’espace à main droite. Friedrich, son assassin, l’accompagne. Le couvercle se ferme sur Didier Sandre. A l’écran, c’est sa figure qui balbutie une effroyable malédiction. Autre exemple: Konstantin (Denis Podalydès, magnifiquement trivial) a revêtu son uniforme de SA. Il renoue avec la camaraderie brutale de la milice. A ses côtés, un jeune disciple. La main dressée, les deux chantent une marche. Le chœur des braves répond, son chant monte des gradins, comme si nous, public, entonnions cet hymne funeste. Plus d’échappatoire. Le mal est en vous.

Lorsqu’il tourne Les Damnés en 1969, Luchino Visconti a 63 ans. La guerre l’obsède toujours. Il s’est opposé au fascisme aux côtés des partisans, a été arrêté, a manqué d’être fusillé. Ce fils de grande famille est proche des communistes et Les Damnés s’inscrit dans cette orbite: le cinéaste du Guépard dissèque la perversion d’une élite qui par son indifférence a poussé le peuple dans les pattes des nazis, qui par sa peur de tout perdre piétine ses propres valeurs.

Une monstruosité contemporaine

Mais il ne fait pas seulement le procès d’une classe. Les Essenbeck sont ses Atrides. Et ce qu’il filme, c’est la pulsion de mort au travail, un cérémonial où Dick Bogarde – dans le rôle de Friedrich – s’effondre à vue, où Helmut Berger, dans la peau de Martin, magnétise la caméra et Visconti lui-même, où l’inoubliable Ingrid Thulin tire les ficelles du diable, en dompteuse, jusqu’à la scène du mariage, ce sceau de cendre qui laisse sans voix.

Cette barbarie au château est infiniment théâtrale. Ivo van Hove n’a pas voulu revoir le film. Il n’en a pas besoin: ses cauchemars sont contagieux. A la fin du spectacle, le sidéral Christophe Montenez jette sur la chair d’Elsa Lepoivre un goudron noir. C’est une métaphore du viol de la mère par le fils. Puis le même profanateur couvre de plumes blanches sa victime. La voici anéantie. Mais le pire arrive: Sophie épouse enfin Friedrich. Leur baiser nuptial? Deux bouches ensanglantées à l’écran. Le tombeau est ici leur lit de noces.

La haute bourgeoisie a produit le nazisme. C’est la thèse de Visconti. Ivo van Hove, lui, pense notre époque: sa société n’est pas tout à fait celle des années 1930, mais elle accouche d’une monstruosité elle aussi. Martin se dresse sur l’estrade, comme un faune d’argent. Il vous mitraille avec sa kalachnikov, enfant perdu soudain fondu dans sa grande cause, le djihadisme d’une nuit aveugle. Serions-nous damnés?


Les Damnés, Festival d’Avignon, Palais des papes, jusqu’au 16 juillet; puis Comédie-Française, dès septembre; rens. http://www.festival-avignon.com/fr/