Marco Berrettini invite à visiter le paradis
Danse
Le chorégraphe d’origine allemande signe à la Salle des Eaux-Vives à Genève un fascinant pas de deux, éloge du désir. A voir jusqu’à dimanche
Une femme, un homme, aimantés, au paradis. Elle et lui, torse nu, dans la béatitude d’un pas de deux qui ne finirait jamais. C’est cette vision qu’offrent, jusqu’à dimanche, Marie-Caroline Hominal et Marco Berrettini à la Salle des Eaux-Vives à Genève. Ils sont danseurs, l’un et l’autre. Ils sont joueurs, aussi. Marco Berrettini – qui signe le spectacle – se repaît souvent des codes anciens, manière d’éprouver leur pouvoir: le disco, l’opérette, lui ont inspiré des pièces. Mais ici, il retourne comme à un état premier – ou primaire – de la scène. Il y revient en musicien et en jardinier, concevant I feel 2 comme un bocage suspendu où le corps est une bande-son. La musique ici, celle que Marco Berrettini et son complice Samuel Pajand ont composée, est en soi un paysage régulier et entêtant, avec ses dunes et ses arêtes surprises. Les danseurs ne sont pas autrement: ils apaisent.
Le choc d’I feel 2, c’est celui de la douceur et de la fluidité. Sur une scène en forme de clairière givrée, arbustes et buissons escortent le va-et-vient de Marco Berrettini et de Marie-Caroline Hominal. Ils arpentent l’espace en se suivant, bustes ondulants, regards enchaînés, petits pas de faune digérant, ou de Diane au repos. Il ne se passera rien d’autre, ou presque, que cette filature. Qu’est-ce qui se joue alors dans cette déambulation?
Une évocation postmoderne, c’est-à-dire dupe de rien, d’une nature édénique? Peut-être. Marco Berrettini dessine certes les contours d’un paradis perdu, mais sa patte est celle du farceur. D’un buisson suspendu tombe une créature feuillue qui ira siroter un milk-shake dans un coin.
Mais I feel 2 est surtout un état – de forme et d’âme. Marco Berrettini et Marie-Caroline Hominal ne dansent pas; ils habitent l’espace, l’animent, au sens qu’ils en révèlent le courant; épousent sa fiction – celle d’un îlot ou d’une bulle; jouissent d’une langueur partagée, ce qu’on appellera aussi un somnambulisme clairvoyant. Ces deux-là s’épuisent et se rechargent à vue. Ils sont conducteurs. L’état de désir, c’est peut-être ça.
Cet état-là, au fond, est un idéal de présence. I feel 2 ne raconte rien à proprement parler. Marco Berrettini évoque, certes, dans ses notes d’intentions ses lectures, l’ombre du psychanalyste Carl Jung. Mais toutes ces références tiennent lieu de combustibles. I feel 2 peut s’envisager sans référent, comme la mécanique produite par deux corps, deux respirations, deux ondulations en miroir, deux esprits conspirant à la même transe. Sa vérité? Le plaisir. Plaisir de s’abandonner à la pente de l’autre, de formuler la possibilité d’une intimité en scène. Plaisir encore merveilleux de consumer un secret sans jamais l’éventer. C’est cette tension, si on veut céder un instant à la psychologie, qui relance l’attention sans cesse.
I feel 2 aurait pu s’appeler On the road. Ou Les Quatre saisons. Il y a du Jack Kerouac dans cette façon de chérir le transport, de chercher l’état second, cet alliage d’acuité extrême et de détachement. Il y a du Vivaldi dans cette météo des corps et dans ce paysage d’hiver qui reverdit l’air de rien, pour se muer en jardin des délices, ce que les poètes jadis appelaient un locus amoenus. Un beau spectacle est irréductible à une clé d’interprétation. Il flotte, c’est tout. I feel 2, Genève, Salle des Eaux-Vives (Association pour la danse contemporaine), ve à 20h30, sa à 19h, di à 18h. Rés. 022 320 0606.