«La ville est luxe et prison, mais la ville est aussi révolution.» A La Parfumerie, ces jours, Genève est observée à la loupe par l’atelier-théâtre de Michèle Millner. Véritable récit musical avec un trio qui donne de la jambe aux tours et détours de la balade (Yves Cerf, Sylvain Fournier et Sandro Rossetti), Dire la ville va du plus léger au plus grave, du plus général au plus intime.

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«Tous les textes viennent des neuf interprètes qui se sont ouverts au fil de l’écriture», salue la metteuse en scène, émue. De fait, la traversée est intense, vivante, animée des mouvements de corps et de cœur de cette jeunesse prête à monter au front pour défendre ses opinions. A découvrir jusqu’à ce dimanche 3 juillet.

Les banques et l’énergie fossile

«Patriarcapitalisme». L’ennemi est identifié. Parmi ces comédiens de 18 à 25 ans, toutes et tous ont conscience de ce que la Rade et son Jet d’eau cachent derrière cette image limpide. Dans les pas du Toxic Tour organisé par le collectif écologiste BreakFree en novembre dernier, Natalia se transforme en guide et présente avec l’enthousiasme de rigueur la part sombre de la ville.

«Voici le Credit Suisse, 2, place Bel-Air. Cette banque a investi 74 milliards de dollars dans des énergies fossiles en quatre ans. Voici l’UBS, 2, rue de la Confédération: 35 milliards en quatre ans dans les mêmes énergies fossiles. L’UBS investit, par exemple, dans la compagnie pétrolière Chevron, condamnée à 9 milliards de dollars de réparation à l’Equateur pour avoir délibérément pollué l’Amazonie pendant vingt-six ans, faisant des milliers de victimes. Voici BlackRock, 6, passage des Lions, qui reçoit notamment des parts des caisses de pension de fonctionnaires pour investissement. BlackRock est le plus gros investisseur en énergies fossiles au monde: 87 milliards en 2020.»

Brecht en ange gardien

Chaque fois, un comédien ou une comédienne incarne ces institutions financières avec un sourire repu, et on pense à Homme pour homme de Bertolt Brecht, fable sur l’absurdité du capitalisme dans laquelle un homme parti pour acheter un poisson finit enrôlé dans l’armée.

D’ailleurs, ce n’est pas la seule fois que Brecht émerge dans la soirée. Le théâtre musical en continu ainsi que la diction détachée et projetée des comédiens convoquent le dramaturge berlinois. Comme le double rideau, celui du fond et celui du plateau, pour la distanciation, le jeu dans le jeu. Et la mise en scène collective, ce groupe qui, en mouvement constant, relaie le chaos de la ville et la confusion de ses habitants.

Les couleurs de Yannis

Tout n’est pas épique dans Dire la ville, cependant. On savoure le plaisir de la radieuse Wayra sur son vélo, dans le matin frais d’un mois de décembre ou lorsqu’elle chante le contraste entre Lima et une petite ville du Jura; la quête lunaire d’Arben lorsque le jeune homme imagine les vies derrière les appartements éclairés, la nuit; on savoure aussi le père mystérieux de Luca, mage de la frontière, les pingouins étirés de Yannis ou sa manière de colorer les tristesses, «la tristesse violette est la tristesse de la musique classique et de l’aubergine, les cloches qui sonnent à minuit, des mots qui ont trop de sens, encens, de l’insomnie et de la nouvelle lune».

On savoure encore la quête d’une «safe place» de Taki, les ancêtres suisses émigrés à Rome de Marie, les connaissances géologiques de Maya, incollable sur la formation du bassin genevois, le témoignage émouvant de Julie, arrivée à Genève suite au divorce de ses parents et la longue liste des observations ethnographiques d’Adèle.

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Chacune et chacun envisage Genève selon sa sensibilité. Le grand mérite de Michèle Millner, toujours aussi attentive et solaire, est d’avoir réussi à conjuguer ces visions particulières sans étouffer leur singularité.


Dire la ville, La Parfumerie, Genève, jusqu’au 3 juillet.