Ses cheveux de soie noire à elle. Son front de neige à lui. Sa délicatesse de belle endormie. Son mutisme de pêcheur baigné par l’aube. Elle vous tourne le dos, taille fillette, auréolée d’une jupe de fête. Il regarde ailleurs, rivé à sa chaise, comme figé dans son élan. A l’affiche de l’Association pour la danse contemporaine (Adc) à Genève, ces deux écrivent la plus délicate des histoires d’amour, un roman longtemps suspendu, dans l’espoir d’un geste, d’un mot, d’un visa qui autoriserait l’oubli d’une frontière. Deux soupirants? Deux aimants magnifiques, plutôt. La danseuse japonaise Kaori Ito et son père Hiroshi Ito, 67 ans, plasticien renommé au Japon. Leur entrelacs s’intitule Je danse parce que je me méfie des mots.


Qui sont-ils? Elle danse depuis l’âge de cinq ans, classique d’abord au Japon, puis de plus en plus émancipée en France notamment où sa présence ravit, capable d’écarts inouïs au service de James Thierrée ou de Philippe Decouflé. Lui taille dans la pierre des objets surréalistes, ce porte-monnaie ouvert par exemple où surnagent des pièces dorées. Sur la plage de leur attente, une chaîne de questions. C’est ainsi que le spectacle commence. Elle de dos, donc. Lui assis. On entend sa voix à elle – enregistrée, en français. «Pourquoi as-tu des fausses dents? Pourquoi paies-tu toujours au restaurant avec le porte-monnaie de maman? Pourquoi est-ce qu’on ne se dit pas la vérité? Pourquoi est-ce qu’il y a de la violence en moi? etc.»

Chacun de ces pourquoi enfantins est un galet jeté dans l’étang. Il n’épuise rien, il crée le ricochet, c’est-à-dire aussi une passerelle branlante sur les eaux où renoueraient une fille et son père, tous deux venus d’un rivage lointain. Je danse parce que je me méfie des mots est une histoire de retrouvailles, c’est-à-dire aussi la possibilité d’un adieu.


Kaori Ito vous regarde à présent. Sur son visage, elle a posé un masque traditionnel, celui d’une douleur vaguement hilare. Hiroshi Ito est toujours ce cierge qui brûle en silence. Mais que fait-elle, couchée sur le sol, jambes comme dans une capsule spatiale, ivres comme celles d’un nouveau-né, mains vagissantes? Elle revient aux origines, au hoquet de la première aube, à cette heure où rien ne vous appartient encore, où tout vous possède. Ce qui se formule sur scène, c’est une histoire du sujet Kaori Ito, sa généalogie artistique. Voyez comme elle s’arrache à l’ombilic des limbes. Son geste est alors celui d’un pantin, d’une poupée du bunraku peut-être, cet art où le marionnettiste s’expose en noir à côté de sa créature. Dans l’énigmatique et beau Plexus – au Théâtre de Vidy en 2012, puis à Genève, à l’affiche de l’Adc – elle se jouait aussi d’une forêt de lianes synthétiques, virtuose comme une androïde.


Cette scène est un seuil. Un hommage aux origines. Hiroshi Ito vient de se lever, svelte comme Fred Astaire. Il s’avance vers une étrange sculpture, deux mètres 50 de haut peut-être, un ventre de baleine, allez savoir. Ou une grosse patte de dinosaure. Il se cache derrière son oeuvre. Elle s’adresse au patriarche invisible. Surprise, elle le fait danser à présent en solo. «Fais comme si tu étais Madonna. Et maintenant comme David Bowie. Et Pina Bausch, tu y arrives?» Surprise encore, Hiroshi s’exécute en cabotin consommé, joueur comme il ne l’était pas quand Kaori vivait à la maison, quand il lui ordonnait de cabrer sa nuque pour qu’elle fasse comme les vraies danseuses classiques. Mais voici qu’ils s’accordent enfin une danse, foxtrot comme au club jadis. Ce couple possède la force des cerisiers dans l’automne, enraciné et orgueilleux.


Kaori Ito réalise donc un rêve d’enfant. Mettre en scène le commandeur de sa jeunesse. Au printemps 2011, peu après le désastre de Fukushima, elle revient à la maison. C’est un interlude, entre deux engagements. Devant elle, une citadelle de pudeur tremble. Son père a quelque chose de grave à lui annoncer. Elle redoute le pire. Il lui révèle qu’il a une autre famille, d’autres enfants, d’un premier mariage. Elle a trente ans, elle n’en a jamais rien su. Mais elle est follement soulagée, il n’est atteint d’aucun mal incurable: «Papa, en Europe, tout le monde fait ça.» Dans les plis de Je danse parce que je me méfie des mots, un père et une fille harmonisent leurs énigmes. En japonais – sous titré- elle lui demande combien de temps il espère vivre encore. Il se donne cinq ans. Et encore: pourquoi danse-t-il avec elle? Parce qu’il appartient à son passé, qu’il est le fantôme de son enfance.


Alors il s’éclipse et elle reste seule face au ventre de la baleine. Tout en elle respire un «sauve qui peut la vie» déchirant. Admirez son baroud final: c’est une guerrière qui dit non avec la tête, non avec les pieds, non de tout son être, à l’inexorable.


Je danse parce que je me méfie des mots, Genève, Salle des Eaux-Vives, jusqu’au di 29 novembre (loc. www.adc-geneve.ch). Puis Octogone de Pully, le 5 février  http://www.theatre-octogone.ch/