Les petites morsures d’une érotomane
Spectacle
La chorégraphe Prisca Harsch et le plasticien Martin Rautenstrauch s’inspirent des mille et une lettres d’une érotomane prénommée Jeanne et signent à Genève une pièce aussi méditative que belle
Ça, la petite Jeanne ne l’aurait jamais imaginé. Qu’un jour, une danseuse jouerait sa vie; qu’un jour, sa misère serait la lumière de nos nuits; qu’un jour encore, sa folie serait un cérémonial énigmatique, un escalier dressé vers le ciel faute de mieux, une liturgie au cas où Dieu aurait des oreilles. Non, Jeanne ne pouvait qu’ignorer cette postérité, celle que lui offre ce week-end encore la danseuse Prisca Harsch et le plasticien Martin Rautenstrauch dans Mordu, à la Salle des Eaux-Vives à Genève.
Comment aurait-elle su, la petite Jeanne, que sa vie est une ligne de force? Dans les années 1930, elle est enfermée à Sainte-Anne; elle a le corps gauche et une main obsédée qui quête le plaisir, une autre qui prolonge l’extase dans des petits mots, murmures des murs adressés à son médecin. Elle voudrait tant qu’il soit à elle, qu’il la possède, alors elle lui écrit, trois cents lettres au quotidien. De ce mausolée de papier, Prisca Harsch et Martin Rautenstrauch ont voulu faire le théâtre d’un désir.
Epanchement? Non. Géographie. C’est-à-dire naissance d’un espace. Mordu procède d’une tension entre deux mouvements. Sur un plateau miniature tapissé de blanc, Prisca Harsch s’abandonne à la volupté, jambes écartées, visage effacé. Martin Rautenstrauch, lui, dresse des échelles qui forment bientôt une tour. Rien à voir avec Jeanne? Non, rien. Sauf la solitude à l’œuvre, sauf l’obsession du geste juste, sauf l’absence au monde. Mordu n’illustre pas, il libère un courant – érotique, vital – il le transfigure en cérémonial sans objet apparent, en paysage brut, c’est-à-dire très sophistiqué.
Sur sa planche, Prisca Harsch est à présent submergée par les lettres de Jeanne. Elle les lit au hasard, les glisse par paquets sous son pull et la voici engrossée par elle-même. Puis elle revêt une robe nuptiale et dans un chant fauve épouse le rêve de la petite Jeanne, qui n’aurait jamais imaginé ça, que sa fureur d’amour deviendrait poème. Mordu, Genève, Salle des Eaux-Vives, sa à 19, di à 18h; rens. et loc. adc-geneve.ch; 1h