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Toutes les dimensions du vivant happent Philippe Quesne. Même celles – à vrai dire surtout celles – qui sont inaccessibles. Il est devant vous, justement, dans un café parisien, visage et corps moelleux comme les mille-feuilles de nos goûters enfantins. La veille, il faisait léviter le public de la MC93, cette nef populaire qui vibre à Seine-Saint-Denis, aspirée par la capsule spatiale de son merveilleux Cosmic Drama. On y découvrait cinq astronautes dans des combinaisons vert grenouille en train de soigner un astéroïde dépressif. Leur mission? Rendre leur légèreté à des corps célestes désorbités.
Vous avez dit co(s) mique? Allégorique en tout cas, grisant aussi, lyrique encore. Cette odyssée célèbre aussi bien la solidarité des femmes et des hommes de bonne volonté que le deus ex machina de nos vols planés nocturnes. Le 18 janvier, elle inaugurera au Théâtre de Vidy la toute nouvelle salle Apothéloz, agrandie, modernisée, transfigurée en somme. Jeff Bezos et Elon Musk n’ont qu’à bien se tenir: le vaisseau de Philippe Quesne est beaucoup moins onéreux et beaucoup plus démocratique que ceux dont ils caressent la chimère. Et on ne parle pas de l’empreinte carbone! Philippe Quesne est un ingénieur de songes, ça permet d’aller loin.
Le Temps: D’où viennent vos fables?
Philippe Quesne: Mon théâtre prend sa source dans mes rêveries d’enfant. Le monde de l’utopie se referme à l’âge adulte, comme si on était condamné à un principe de réalité. Je milite pour une transition plus douce.
Quel enfant étiez-vous?
J’inventais des solutions pour la planète. Et j’enterrais ma première taupe. J’avais 6 ans et demi et mon chat l’avait tuée. Je l’ai mise dans une boîte à camembert et je l’ai enterrée cérémonieusement. Je me passionnais pour la BD, le cinéma et la vie des bêtes. Je m’inventais des jeux aussi. Mon père était scénographe et je passais du temps au théâtre. Assez naturellement, j’ai suivi une filière artistique aux Arts décos. A la sortie de l’école, je ne me suis pas vu travailler seul. Je voulais créer des univers en bande. Je me suis alors tourné vers le théâtre.
Qu’est-ce qui est à l’origine de «Cosmic Drama»?
Je ne séparerais pas cette pièce de Fantasmagoria, cabaret pour pianos esseulés, mais sans acteurs, inspiré d’un dénommé Robertson qui, à la fin du XVIIIe siècle, prétendait faire revenir les morts. J’ai eu l’idée de ces deux pièces pendant la pandémie. La planète s’arrêtait et je me demandais dans quel monde je voulais vivre. Je suis fasciné par l’idée qu’il y a peut-être d’autres formes de vie dans d’autres galaxies que la nôtre. J’avais envie d’aller ailleurs au fond, mais pas comme Jeff Bezos! Je ne voulais pas conquérir Mars ou Jupiter, mais inventer sur scène le biotope d’une harmonie.
C’est une tentative de science-fiction théâtrale…
Oui, c’est un genre peu exploité au théâtre, alors même que l’avenir de la planète nous obsède. J’ai eu envie de puiser dans ce vivier des éléments de fable, qui viennent aussi bien de Blade Runner, le roman de Philip K. Dick qui a inspiré le film de Ridley Scott, que de la science-fiction chinoise. Mon quintet vient de loin! Les membres de l’équipage sont détenteurs de petites capsules littéraires qui sont leurs trésors et peut-être même leurs antidépresseurs. Sur la planète où ils atterrissent, ils sont réenchantés par des astéroïdes. Et l’envie les prend de monter un spectacle.
Aviez-vous une idée précise de «Cosmic Drama» quand vous avez commencé à répéter?
Non, je n’avais pas de scénario, de texte établi, de ligne directrice. J’avais juste le désir d’une odyssée. J’ai réellement embarqué mes comédiens et comédiennes dans une fusée! Nous avons lu des textes ensemble, nous avons dansé, chanté, toujours dans un climat de douceur qui est le seul dans lequel je peux avancer.
La fiction que nous découvrons est donc née sur le plateau?
Il ne pouvait en être autrement. Ce qui surgit dépend de la personnalité des gens avec qui je fantasme et des imaginaires que nous brassons. Nous nous sommes retrouvés avec une foison de références, Stalker, par exemple, le film d’Andreï Tarkovski. Le personnage principal guide un écrivain et un professeur dans la Zone, champ miné mais propice à la réalisation des vœux les plus improbables. Toutes ces couches d’imagination et de pensée finissent par se décanter et donner naissance à la fable.
Les coutures du spectacle sont visibles: on voit les coulisses, les projecteurs en tant que tels sont à un moment magnifiés. Pourquoi rappeler l’envers du décor?
Je suis sensible à des artistes comme Jean-Luc Godard et Georges Perec. Ils nous subjuguent tout en nous montrant leurs ficelles, leurs trucs. Ils dénoncent le sacré de leur création, mais ne l’empêchent pas. Ils ont le sérieux des enfants quand ils brodent leurs histoires.
Comment définiriez-vous votre théâtre?
Je crée sur scène des communautés bienveillantes. Elles ne se déchirent pas, elles cherchent des solutions pour améliorer le destin commun. Elles montrent au public qu’il y a d’autres mondes possibles et qu’il faut prendre soin de tout ce qui vit. Quand je m’intéresse aux taupes, je dis aussi que l’humain ne peut pas être le seul guide pour la vie terrestre. Mon destin à moi, c’est d’inviter modestement à regarder la planète différemment. Je le fais par le biais de fables absurdes. En ce sens, j’ai 7 ans et demi et je joue avec les Schtroumpfs.
L’écologie est-elle un moteur?
Les fables que je propose sont des éloges de la décélération. Notre travail a été qualifié de théâtre de la douceur. Je me reconnais dans cette formule. Nous essayons de concevoir des fables empathiques.
Vous êtes un poète médecin au fond?
J’essaie de réparer symboliquement le monde. Ces cosmonautes sont les bergers de la galaxie. Le merveilleux, le réenchantement sont des mots qui comptent pour eux et pour moi.
Que voudriez-vous faire vivre au public?
Qu’il voyage à sa guise! Qu’il rêve aussi et qu’il invente ses fables. Ce qui me touche, c’est quand les gens disent: «J’ai envie de voler avec eux.» J’aspire à plonger le spectateur dans des mondes merveilleux. Dans Cosmic Drama, j’aime qu’il puisse être ébloui par des pierres en polystyrène. Mon souhait est que le public ait envie de rejoindre l’équipage, de partir en mission avec lui.
Un opéra-comique sur une planète de rêve
Ces cinq bienheureux planent et vous les enviez. Ils rêvent couchés dans leur capsule spatiale comme dans une crypte préhistorique. Dans un instant, passé le générique – ces météores qui pleuvent sur un écran, aspirés par une symphonie hollywoodienne – ils atterriront sur une planète. Ils auront l’air éberlués dans leur combinaison vert chlorophylle, mais il ne faut pas se fier aux mines ébaudies de ces randonneurs de l’espace. Ils ont une mission thérapeutique: soigner les météorites neurasthéniques. Il en va du destin de la galaxie et de nos âmes.
Cosmic Drama est une fable élémentaire, aussi lyrique que caressante, aussi burlesque que rêveuse. C’est son magnétisme. Philippe Quesne et ses interprètes se projettent dans un futur de science-fiction pour revenir aux origines de nos cérémonials et de nos jeux d’enfant. Des cosmonautes, donc, se penchent sur un gros caillou gris taupe, comme des chirurgiens au-dessus d’un cœur patraque. Ils diagnostiquent un chagrin d’amour. Tout l’enjeu alors est de le purger de sa bile noire.
Un ballet en apesanteur
Cela serait tarte si ce n’était pas aussi joueur et musical. Pour réveiller la libido de ce corps céleste, ces psychanalystes du ciel ressuscitent les gestes de plaisirs bien terrestres. Ils transforment cette plaine saturnienne en music-hall. Un piano les fait chanter. Un projecteur aux rayons cinglants comme ceux de Phébus les incite à swinguer, grisés par la girandole de leurs rubans or. Des harnais tombés des cintres leur inspirent bientôt un ballet en apesanteur. Cosmic Drama est une ode aux illusions comiques et aux solidarités qui les sous-tendent.
Souvent, les coutures du spectacle ressortent. C’est la signature de Philippe Quesne. Il aime suggérer la machinerie sous l’artifice, les coulisses derrière le fantasme contagieux. Avec lui, le spectateur n’est jamais tout à fait dupe. Il a vue sur la salle des machines. Il est libre de se laisser transporter ou pas. Mais la vérité est qu’il est difficile de résister à l’opéra tantôt jazzy tantôt élégiaque de ces visiteurs du soir. Ils s’apprêtent à décoller. Une autre mission. Vous êtes dans leur fusée et vous planez.
Cosmic Drama, Théâtre de Vidy, Lausanne, du 18 au 22 janvier.