Scènes
Après avoir illuminé un mois de juin chagrin, le Festival de Serge Martin touche à sa fin. Avec deux derniers fleurons d’humanité, «Babel 2.0» et «Bleu». On peut encore voir «Bleu» ce mercredi et jeudi à Genève

«Tout acte théâtral est collectif. L’autre pilier de mon enseignement, en plus de la pluridisciplinarité, c’est le partage. Le bon théâtre est affaire d’écoute et le bon comédien est un super-radar.» Partage, écoute, soin de l’autre. Serge Martin ne parle pas en l’air. Le Festival Plein Tube qui célèbre jusqu’à la fin de la semaine ses trente ans d’enseignement relève pour de bon ce défi solaire et solidaire.
Lundi, à la Parfumerie, dans Babel 2.0, une vingtaine de requérants d’asile et de réfugiés ont raconté leur réalité. Mardi, au Théâtre des Grottes, dans Bleu, Anna Lemonaki, comédienne grecque installée à Genève, a évoqué les crises de panique qui l’ont pendant longtemps paralysée (à voir encore ce mercredi et jeudi soir). Chaque fois, un langage propre, chaque fois, une conception particulière de la scène. Mais une même envie de parler au cœur du spectateur.
Ils viennent d’Erythrée, d’Afghanistan, de Syrie, du Sri Lanka. Ce sont des hommes, jeunes, pour la plupart. Ils parlent tigrigna, kounama, arabe, tamoul, pachtou, farsi ou dari. Aujourd’hui, ils parlent tous un peu français. Avec hésitation et un sourire qui en dit long sur leur étonnement face à ces sonorités éloignées de leur sensibilité.
Sous la direction d’Iria Diaz qui a eu la belle idée de leur proposer un atelier de théâtre en les voyant errer sur le parking qui surplombe leur abri PC, ces hommes de partout retracent leur destin commun. Les nuits dans leur bunker, entassés et agités, les journées à l’air libre, plus ou moins occupés. Les téléphones au pays perturbés par un réseau capricieux. La crainte d’être renvoyés dans leurs pays qui saignent. Les tentatives (hilarantes) de rapprochement amoureux avec les filles du lieu. Le babyfoot, la leçon de français, les douches… La chronique est parlante et vivifiante.
Mais ce n’est pas tout. Irina Diaz enchaîne avec leur monde à eux. Les danses type Boollywood, le pas cadencé de l’armée, un mariage somptueux en Erythrée. Autant d’évocations qui montrent l’intensité, parfois la brutalité, de ce qu’ils ont quitté. Théâtralement, l’objet n’est pas parfait, mais, de bout en bout, on est happé par la forte présence de ces hommes blessés.
Blessée, Anna Lemonaki l’a aussi été. Non pas pour des raisons politiques, mais à cause d’un trouble psychologique. Invisible à l’œil nu et pourtant terriblement handicapant. Des crises de panique, tempête intérieure, qui ont paralysé ses 20 ans. Installée désormais à Genève, la comédienne et auteure retraverse ses années de peur. Bleu est un chantier de formes multiples mis en scène par l'auteur et Lefki Papachrysostomou. Il y a le récit, en grec et en français – tout un paysage. Il y a les images de Vana Kostayola qui montrent avec ironie que l’angoisse est aussi un vaste marché. Et il y a encore la musique de Samuel Schmidiger, énergie rock nécessaire à la rébellion. Car Anna a su se libérer de ce qu’elle nomme le syndrome de Poséidon, pour son côté flots en ébullition. Elle est sortie du tourbillon et aujourd’hui elle peut chanter Cry Baby, tube préféré de son père, sans trembler. Là aussi, le spectacle a des faiblesses. Il hésite trop entre le drame cru et la douce comédie, mais il a la force de sa sincérité. Ce n’est pas rien.
Bleu, à voir encore mercredi 22 et jeudi 23 juin, au Théâtre des Grottes, Genève, infos, www.pleintube.ch