On ne photographie pas les fantômes. Au Théâtre du Loup à Genève, dans le cadre de La Bâtie, Les Aveugles ont épousé l’ombre , pour de bon. Pendant 45 minutes, six hommes et six femmes, aveugles, ont confié aux arbres leur solitude. C’est ainsi que l’écrivain belge Maurice Maeterlinck les a imaginés en 1891. Ils ont dit la terreur de mourir, celle d’être abandonnés par leur guide, un prêtre disparu. De ces errants, on n’a vu que les figures, sans corps et suspendus dans la nuit. On les a crus désarmés; ils nous ont ensorcelés. Il est rare qu’un texte se fasse songe partagé. Ce tour de force est l’œuvre du metteur en scène québécois Denis Marleau, un artificier du théâtre au visage doux.
Les Aveugles se sont éteints. Et on s’arrache à leurs étreintes. Applaudissements. Mais sur scène, les 12 visages nous fixent toujours. On voudrait les toucher: ils s’évanouiraient en poussière. C’est qu’ils ne sont plus là. Ils n’ont jamais été là, à vrai dire. Au pied de la scène, on se presse pour les scruter. Comme pour les forcer à parler, encore. Un spectateur s’apprête à les photographier. Mais un technicien s’interpose. On ne plaisante pas avec les fantômes.
Secrets de fabrication
D’où vient le sortilège? De Maeterlinck, bien sûr. Mais cette fable sur la grande steppe qui sommeille en chacun n’envoûterait pas si elle n’était pas éclairée par le pinceau sorcier de Denis Marleau. Au lendemain de la représentation, on le rencontre. «J’ai découvert Maeterlinck grâce à ma collaboratrice Stéphanie Jasmin. C’est elle qui m’a fait lire Les Aveugles. Je me suis tout de suite dit qu’il ne fallait pas des acteurs en scène. Maeterlinck lui-même rêvait d’un théâtre dont les interprètes seraient des ombres. Il était fasciné par les jeux de projections qui annonçaient le cinéma. Ma chance ensuite, c’est d’avoir bénéficié en 2001 d’une résidence au Musée d’art contemporain de Montréal.»
Dans les studios du musée, Denis Marleau et son équipe échafaudent un extraordinaire montage. Il demande au comédien Paul Savoie de jouer chaque rôle masculin face à la caméra; et à la comédienne Céline Bonnier de faire de même pour les personnages féminins. Il projette ensuite ces images et ces voix fluctuants sur des masques. La suite, ce sont des réglages maniaques, pour que les voix s’entrelacent, pour que les silences soient des lignes de fuite, pour que tout paraisse vrai, mais aussi improbable.
La beauté de ces Aveugles, c’est de célébrer l’«entre deux mondes». Celui de Maeterlinck. Mais plus encore celui du théâtre, cet endroit où chaque songe est l’étoffe d’une fiction; où les revenants s’épanchent; où tout passe pour revenir en vagues; où l’on se berce d’illusions, parce qu’il n’y a que cela qui vaille.
Les Aveugles, Festival La Bâtie,Genève, Théâtre du Loup, sa et di,plusieurs représentations par jour; Dors mon petit enfant, de Denis Marleau, sa, di et lu. (loc. et rens. www.batie.ch)