Publicité

«Reality»: à Genève, l’obsession comptable d’une petite dame

Pendant cinquante-sept ans, Janina Turek a noté des milliers de faits du quotidien. Au théâtre du Grütli, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini mettent de la chair autour de ces chiffres. A voir encore ce mercredi soir

En ouverture, le duo recrée la mort de Janina, dans la rue, le 11 novembre 2000 — © Silvia Gelli
En ouverture, le duo recrée la mort de Janina, dans la rue, le 11 novembre 2000 — © Silvia Gelli

Sept cent quarante-huit cahiers écrits de 1943 à 2000 et contenant les mentions de, notamment, 15 786 repas, 84 523 personnes aperçues dans la rue, 36 822 visiteurs reçus, 38 196 coups de téléphone passés, 3517 livres lus ou encore 70 042 films et programmes télé regardés. L’encre utilisée est toujours bleu foncé, l’écriture, régulière et sans rature, et des couleurs permettent de distinguer les 33 catégories de faits que Janina Turek, habitante de Cracovie, a consignés pendant cinquante-sept ans.

Le quotidien de Janina Turek recensé avec application — © Creative commons
Le quotidien de Janina Turek recensé avec application — © Creative commons

Proche de l’art brut, sa démarche a fasciné le duo d’artistes Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, adeptes d’un théâtre sensible. Dans Reality, à voir encore ce mercredi 30 mars au Grütli, à Genève, ils imaginent des embrasements à partir de ces listes et tissent un ballet raffiné autour de l’idée du vivant.

Un choc, une déferlante

Tout a commencé ce jour de 1943 où, ayant réuni de l’argent pour pouvoir faire libérer son mari arrêté par la Gestapo, Janina Turek est arrivée trop tard: Czesław avait déjà été déporté à Auschwitz. Là voilà, enceinte de cinq mois, de retour de sa mission, hagarde, interdite sur le paillasson de l’appartement de ses parents.

Depuis ce choc, Janina s’est mise à consigner des faits, rien que des faits, au point où lorsque son mari est rentré d’Auschwitz, en 1945, elle signale ce miracle de cette simple mention «visite non annoncée».

Une tasse de café critique

Très joliment, avec beaucoup de respect, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini étoffent le recensement. Comme ce 14 juin 1957 où, contrairement aux autres matins gratifiés d’un petit-déjeuner, Janina n’a bu qu’une tasse de café. Sous forme de récit et de jeu direct, le duo imagine alors sa gorge nouée par les contrariétés et la tasse de café projetée de rage contre le mur. Ils évoquent même la trace que le café a laissée sur la paroi et la tentative, une année après, de la recouvrir de peinture, sans succès. Une pure invention, bien sûr!

La tasse à café de tous les fantasmes. — © Andrea Macchia
La tasse à café de tous les fantasmes. — © Andrea Macchia

Comme ce moment où la télécommande de la télé tombe et se casse. L’«événement» a bien eu lieu, mais les comédiens italiens lui prêtent les émotions que le cahier tait. Avec, notamment cette mémorable colère en polonais de cuisine de Daria Deflorian qui se distingue de l’incroyable calme, sinon, de ce spectacle tout en délicatesse.

La télécommande, objet central dans la vie de Janina — © Andrea Macchia
La télécommande, objet central dans la vie de Janina — © Andrea Macchia

Une approche sans préjugés

L’intérêt de ce travail? Il est double. Déjà, les deux artistes italiens rendent hommage à la poétique de Janina Turek, ce décompte sans affect qui témoigne de son absolue humilité, alors que, mère de trois enfants et divorcée depuis 1957, elle aurait sans doute pu s’épancher.

Lire aussi: Critique de «Rewind», un regard sur «Café Müller», du même duo

Surtout, ils montrent que chaque existence a un certain relief si on l’explore et on l’investit avec soin. Lorsqu’on sort de ce spectacle, on observe les gens et les choses de manière plus neutre, plus ouverte. Une approche sans préjugés, tel est le beau cadeau du duo.

Reality, Le Grütli, Genève, jusqu’au 30 mars.