Scènes
A Genève, après Vidy et avant Yverdon, une androïde se fait greffer un utérus humain pour procréer. Avec cette fable futuriste, Guillaume Béguin poursuit son exploration des frontières entre le naturel et l’artificiel

«Savez-vous quelle est la différence entre un robot et une sauce napolitaine? Il n’y en a pas, ils sont tous les deux automates (aux tomates).» Evidemment, à l’oral, la parenthèse n’existe pas et il appartient aux spectateurs de décomposer la blague empruntée au Chat, de Philippe Geluck. Ce n’est pas la seule contribution que Guillaume Béguin demande au public avec Titre à jamais provisoire, le dernier volet de sa trilogie sur les liens entre nature et culture, à voir au Théâtre Saint-Gervais dès ce jeudi. Face à cette fresque construite comme un rêve éveillé qui va des chasseurs-cueilleurs aux forêts fantasmées, en passant par les chiens parlant et les robots ultrasensibles, le metteur en scène invite les spectateurs à se laisser porter. Parfois le flux est vif et le spectacle fuse. Parfois, le flux s’affaisse et la fable patine. Mais la fin, avec ses monologues mélancoliques sur le monde moderne, illumine.
Ça commence quand? Telle est la question un rien perfide que l’on se pose durant les vingt premières minutes du spectacle. Peut-être pour évoquer l’attachement mère-enfant à travers le temps, Guillaume Béguin précède son interrogation centrale – les robots pourront-ils un jour procréer, souffrir et aimer? – d’un long prologue où l’on voit un couple de chasseurs-cueilleurs pleurer la mort de leur fils tombé au fond d’un ravin. En fait, c’est surtout la mère qui crie sa misère et fait de la dépouille de son petit une marionnette avec laquelle elle joue pour conjurer le chagrin.
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Le jeu, pilier de ce rêve éveillé
Le jeu. Il est central dans le songe orchestré par Guillaume Béguin. Déjà, avant cette lucarne historique sur les rituels funéraires de nos ancêtres, une voix de synthèse avait délivré les dix commandements qui lient spectacle et spectateurs. Le jeu, on le retrouve encore avec l’entrée en scène fracassante d’Elle, ce robot fille bardé de capteurs ultrasensibles qui, bientôt, voudra un bébé. La redoutable comédienne Lou Chrétien-Février parle d’abord comme une fille de banlieue, pensant s’adresser à une audience d’«adolescents dégénérés». Pourquoi? Sans doute pour montrer sa virtuosité à se paramétrer en fonction des interlocuteurs présumés.
L’androïde a un souhait encore non exaucé: faire un vrai bébé. Et ceci grâce à un utérus qu’une amie ménopausée lui a offert et qu’elle aimerait se faire greffer. Avec cette proposition, Guillaume Béguin brise le tabou qui sépare les humains des robots, celui de la reproduction et, donc, de la transmission. C’est bien trouvé, et le metteur en scène qui se révèle ici un auteur de talent tourne autour de la question avec un plaisir contagieux. Deux obstétriciens (Pierre Maillet et Tiphanie Bovay-Klameth) au parler très daté – encore un jeu sur le langage – expliquent que la grossesse ne peut se dérouler que dans un utérus extracorporel et, très vite, la femme-robot à l’intelligence prodigieuse («J’ai le monde entier à l’intérieur de moi, j’ai aussi tout ce qu’il était depuis qu’internet existe et tout ce qu’il deviendra selon tous les scénarios prévisionnels. Où est-ce que je me situe, moi, dans tout ça?») comprend qu’elle ne pourra pas réaliser son fantasme biologique.
Avatar en mission
La suite, avec la création d’un avatar d’Elle (Lara Kattabi) qui sort du théâtre dans une mission de confrontation au réel («L’aléatoire, c’est le libre arbitre du robot»), est plus nébuleuse et perd en puissance. Comme les morts ou mises en veilleuse successives de l’héroïne-robot dont la tentative de greffe a clairement accéléré le principe d’obsolescence. L’adieu au monde dure des lustres et les innombrables codas plombent cette extinction programmée.
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En revanche, les deux monologues de la fin, délivrés dans la pénombre et dans un temps d’après la catastrophe, redonnent du corps au spectacle. Dans l’un, Matteo Zimmermann incarne un homme adulte qui raconte son attachement à Pao, son robot nounou lorsqu’il était enfant. Pao n’était pas grande, voyait tout grâce aux caméras «qui lui ceinturaient le ventre et les fesses» et connaissait 99 histoires qu’elle racontait toujours de la même manière. Une tendresse émane de cette évocation et pose la question de l’émotion suscitée par un «être» qui n’en a pas.
La forêt, ce fourre-tout idéologique
L’autre monologue aborde la forêt. Cette forêt vue comme un refuge par les urbains fatigués de la civilisation, mais méconnue d’eux. Le chien qui parle (Tiphanie Bovay-Klameth) la connaît, lui, la vraie forêt et se moque gentiment de ce fantasme d’ensauvagement pour bobos à bout. Il est mélancolique, car il sent que sa hanche le trahit et qu’il finira sur des roulettes, mais il a encore assez de mordant pour fustiger ces Robinson de pacotille qui parlent pays et profondeur en ne parvenant pas à dépasser le paysage, ni la surface des images.
Le spectacle a des longueurs, des temps plus insistants et grimaçants que vraiment vivants. Mais si Guillaume Béguin doit couper, ce n’est pas dans la fin, car elle offre une réflexion poétique qui nous accompagne durablement.
Titre à jamais provisoire, Du 11 au 18 octobre: Théâtre Saint-Gervais, Genève. Les 28 et 29 novembre: Théâtre Benno-Besson, Yverdon.