Fabrice Melquiot affectionne les êtres à part. Fillettes surdouées de Suzette ou de Normalito, amoureux éperdus d’Hercule à la plage. Ou encore enfants révoltés par le racisme de leurs parents, dans Les Séparables. Chaque fois, l’auteur donne une voix singulière à ces êtres habités. Un mélange de stupeur triste et de curiosité enjouée.

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On retrouve cette teinte dans Le Bizarre, magnifique monologue écrit par Fabrice Melquiot pour Roland Vouilloz et mis en scène par Jean-Yves Ruf au Théâtre Saint-Gervais, à Genève, avant le 2.21 à Lausanne. A jamais marqué par la mort de sa petite sœur, un homme attend une amoureuse, femme de droite rencontrée dans un supermarché à la faveur d’une boîte de flageolets qui a roulé à ses pieds… Parfait dans ce rôle de rêveur égaré, Roland Vouilloz a la grâce des empêchés.

Mourir pour se désencombrer

«Holà! Holà, j’ai pas mouru depuis longtemps moi. Faudrait que je meure un peu, avant que ça me passe. D’agonie sévère, mettons, pour pas changer. Je sais pas comment c’est pour vous, mais si je meurs pas régulièrement, ça m’encombre, j’ai des renvois, je suis pas bien.» Assis à l'extrême gauche du plateau, jambes écartées, corps ramassé, Roland Vouilloz commence ainsi le soliloque de ce solitaire beckettien qui meurt pour pouvoir exister.

Roland Vouilloz a le profil populaire. Accent, corps et regard, il coche toutes les cases du bizarre. Cet homme, né pour rester enfant et dont le développement a encore été freiné par la mort de sa petite sœur, fatal départ. A l’école, on l’appelait gros lard. Adulte, sa seule compagnie est Madame Machado, une concierge vietnamienne qui a pris un nom portugais «pour pas avoir d’histoire».

L’ange Macha Béranger

«C’est joli Machado», enchaîne le bizarre. «Moi ça me fait penser à Macha Béranger. La nuit, je l’écoutais à la radio parler à des inconnus, et je me disais qui me consolera, moi? […] La voix de Macha Béranger a souvent soulagé mon sexe pensif, dans des moments de solitude trop solitaires», rapporte placidement Roland Vouilloz servant à la perfection la folle farandole des mots de Melquiot.

Le bizarre est pétrifié à l’idée de «couiller à la régulière» sa conquête du supermarché qui l’appelle Michel et que lui appelle Mort-certaine ou Pounou. «J’ai l’anxiété tout d’un coup qui me fait le viscère pâle», constate-t-il après un hoquet de tous les diables. Entre les amoureux, un poulet dont le blanc est l’enjeu. Autour des amoureux, un voile d’incertitude à l’image du tulle derrière lequel apparaît le comédien au début du spectacle.

Un bateau qui prend l’eau

Impossible de démêler le vrai du faux. Le récit suit son cours et Pounou sonne à la porte, mais la porte est sans doute mentale, comme tout ce que raconte ce naufragé, échoué dans ses pensées. Le seul épisode qui semble irréfutable, c’est la mort de la petite sœur, répété trois fois. Une mort, socle d’une vie désormais bancale.

Le bizarre cahote comme un bateau qui prend l’eau. Et ses trous, ses vides renvoient bien sûr à nos absurdités savamment masquées. C’est là que le personnage est beckettien. Dans son soliloque qui passe des méduses immortelles à l’odeur des croissants chauds, c’est toute la vanité de nos existences qui défile.

Mais Melquiot a de la tendresse pour cette humanité en quête désespérée d’un rôle à jouer. D’où ses pointes d’humour, qui sont, chez lui, des traits d’amour. Et, dirigé au souffle près par Jean-Yves Ruf qui porte une grande attention aux mouvements intérieurs, Roland Vouilloz restitue cette fragilité avec une belle humilité. Au fond, exister, c’est bizarre pour tout le monde, non?


Le Bizarre, Théâtre Saint-Gervais, Genève, jusqu’au 16 janvier. Théâtre 2.21, Lausanne, du 25 au 30 janvier.