Le danseur Rudi van der Merwe est un héron. En préambule de sa pièce Celestial Spunk, à la Salle des Eaux-Vives à Genève, il se dessine de dos, carrure fine sur longues pattes athlétiques. Il attend l’appel de l’aube peut-être, qui répand sa blancheur douteuse devant lui – sur un cyclorama. A quoi pense-t-il, cet oiseau? A l’Afrique du Sud où il est né il y a une trentaine d’années? Aux orages d’un pays déchiré? Au-dessus de sa tête, un ballon flotte comme une tentation. Rudi van der Merwe pourrait s’envoler, c’est une hypothèse à prendre en considération. Mais un rap balaie tout. La tête dodeline, le ballon tangue, les bras se prennent pour des ailes.
Qu’est-ce que ce Celestial Spunk? Une manière d’installation, comme disent les plasticiens, où le mouvement n’aurait d’autre dessein que de célébrer une vitalité organique – «spunk» signifie aussi «sperme». Mais aussi l’histoire d’un renversement, où le bas supplante le haut; où le corps s’abstrait de son moule; où il jouit de ne plus ressembler à aucun autre, pur objet de divagation. Nu à présent, Rudi van der Merwe se love au sol, ramassé sur lui-même. Puis il fait passer ses jambes par-dessus sa tête, histoire d’effacer toute trace du sujet, et ce qu’on voit alors, c’est un monticule avec, en guise de bute, le postérieur du danseur. Là, s’amarre un autre ballon aspiré par le ciel.
Le temps d’un fantasme, l’artiste se projette en accoucheur de galaxie. Autour de lui, d’autres sphères gonflées à l’hélium attendent son passage, autant d’âmes nomades. A genoux, il fixe à ses tétons deux ballons jaunes sur lesquels se dessine un smiley familier. Puis il s’emballe, tête renversée, torse et bas-ventre sismiques, dans une fureur de rythmes festifs. Cette danse, insomniaque, est une délivrance. Au bout de la transe, le silence, et dans ce silence la pesanteur d’une respiration.
Dans un roman qui paraît ces jours, l’écrivaine allemande Christa Wolf (décédée en décembre 2011) fait dire ceci à sa narratrice, exilée à Los Angeles: «M’est restée une résolution difficile à satisfaire, demeurée inaccomplie d’ailleurs, ce qui explique sa permanence: suivre la trace des souffrances.» Le journaliste Philippe Lançon qui chronique le livre dans Libération écrit: «C’est une définition possible de l’acte d’écrire.» Rudi van der Merwe poursuit, lui aussi, la trace de souffrances – celles qu’il s’inflige, entre pincements de peau et de cœur, faisant écho à d’autres, enfouies, historiques ou anonymes. En apothéose, il retrouve ses habits et son ciel. Le héron guette. Les âmes passent.
Celestial Spunk, Genève, Salle des Eaux-Vives; 82-84, rue des Eaux-Vives; ve à 20h30, sa à 19h, di à 18h, loc. et rens. www.adc-geneve.ch; 50 min.