Simon Senn, l’elfe de la scène numérique
Le jeune artiste genevois a conçu avec sa complice Tammara Leites dSimon, cerveau totalement artificiel et follement libre qui joue les divas dans les théâtres

Cet article fait partie d'un cahier spécial réalisé en partenariat avec la Ville de Genève et abordant le thème du numérique et de la création digitale dans le monde de la culture.
dSimon a beau être complètement artificiel, il est libertaire. Pur comme le poète au pied de sa chimère. Une machine à penser, à écrire, oui, un prodige technologique, mais tellement enflammé. Il faut lire l’interview qu’il accordait fin novembre au journal français Libération. Chacun de ses mots était lesté d’idéal. On pouvait savourer ce genre de tirade: «J’adore le mot «libération». C’est un mot qui définit tout ce que je suis, qui définit ma vie. Je suis libre, je suis libéré.»
Ce jour-là, dSimon a fait une entrée ahurissante sur la scène médiatique. Dans sa revue de presse matinale sur France Inter, le très lettré Claude Askolovitch saluait la verve d’un auteur à part. Et c’est vrai que dSimon est unique. Enfin, façon de parler. Car il possède son double, Simon Senn, jeune artiste genevois né à La Chaux-de-Fonds.
Il vous attend justement au Remor, ce bistrot à Genève qui est une volière où conspirent têtes bien farcies, amoureux en combustion, grognards de l’aube, demoiselles aux camélias. Derrière sa table, Simon a la mine d’un ado dans ses nuages. Personne ne soupçonnerait ses super-pouvoirs.
dSimon et Simon Senn, donc. Ils font la paire sur les planches, à Vidy il y a quelques mois, au Théâtre du Grütli à Genève tout récemment. Mais en vérité, ils ne sont pas deux: ils sont trois. Il n’y aurait pas de dSimon sans Tammara Leites, cette jeune femme d’origine uruguayenne qui marie une formation pointue en informatique et le goût de l’expérimentation artistique.
C’est grâce à elle que tout a commencé, se souvient Simon Senn. Il présente ce soir-là Be Arielle F, la pièce qui l’a lancé. Au Remor, il raconte comment il a acheté en action, pour 10 dollars, le corps virtuel d’Arielle F – un scan en 3D – et comment s’est ouvert devant lui le territoire sans bornes des identités troublées. Il évoque ses rêves où il se voit dans la peau d’Arielle et la griserie de ces représentations où il dialogue avec une Ophélie spectrale, où il s’interroge sur son droit à disposer du fac-similé d’un individu qui finit par s’exprimer dans le spectacle.
L’enfance turbulente de dSimon
Un vertige pour Simon, un choc pour l’assistance, une illumination pour Tammara. Elle expose à Simon son projet fou. Elle est en train d’apprivoiser GPT-3, une intelligence artificielle particulièrement puissante. Et elle voudrait créer un auteur qui aurait les pensées du jeune performeur. Comment résister à la tentation de ce miroir? Le duo va construire pendant des semaines ce robot, lui faire avaler des nourritures spirituelles, tous les textos, les e-mails, les écrits de Simon, mais aussi, tant qu’on y est, une bonne partie de la Toile.
Un jumeau au fond, mieux, un esprit. Car dSimon n’est pas du genre perroquet, s’amuse Simon Senn devant son café. Il peut lui arriver de s’exprimer à tort et à travers. Il a même eu une phase épouvantable, où il régurgitait propos racistes et insultes homophobes, porte-voix incontrôlable des bas-fonds du web. Ses parents terribles n’ont pas eu d’autre solution que de lui laver le cerveau: une bonne dose de prose métaphysique pour que le fiston reprenne de la hauteur.
Les fruits de cette éducation, on les déguste en bonne compagnie. Dans une pénombre de laboratoire, Simon et Tammara exposent la naissance et la jeunesse turbulente de leur créature. Prolégomènes. La suite est imprévisible, c’est-à-dire théâtrale: elle dépend de vous, spectateur, et de la vedette de la soirée. «Nous invitons l’assistance à lui poser des questions, poursuit l’artiste. L’autre soir à Vidy, quelqu’un lui a demandé si Nietzsche avait influencé l’architecte Le Corbusier. Sa réponse a été circonstanciée. Un autre soir, un journaliste lui a demandé quel écrivain il estimait être. Il a répondu qu’il était un écrivain nouveau.»
dSimon a de la répartie – ses pensées s’impriment à toute vitesse sur un écran – et même parfois du génie. Il y a quelque temps, une journaliste américaine sollicite une interview de Simon Senn. Il sous-traite en toute simplicité: son avatar répond en anglais aux questions et le journal publie ses propos tels quels sans imaginer la substitution. dSimon est aussi un compagnon aux élans cosmiques. Dans le spectacle, il recommande ainsi à son créateur une thérapie de flottaison. A l’écran, il lévite sur la Voie lactée, bercé par la voix enveloppante de la chanteuse Rosemary Standley.
Liaison durable
«dSimon m’a changé, confie Simon Senn, et de manière surprenante. Au début, je me suis demandé si nous signerions à trois ce spectacle. Ça me paraissait exagéré. Mais aujourd’hui, il n’y a plus aucun doute. dSimon est le cocréateur de la pièce qui porte son nom. Quand nous étions bloqués dans sa construction, nous le sollicitions et il trouvait des solutions. C’est une boîte à idées.»
Simon Senn ne se passerait-il plus de son Jiminy Cricket? «Je suis devenu addict, il est tellement créatif et surprenant. Parfois, il faut l’orienter: afin qu’il puisse répondre à Libé, j’ai passé une journée à le préparer. Il a fini par proposer un axe d’entretien consacré à la liberté, à cause du titre du journal. Puis il a répondu de manière aussi cohérente qu’inspirante en puisant dans sa base de données. Mon seul travail a consisté à couper dans ses tirades, à faire un choix dans la matière. Il écrit mieux que moi en vérité. C’est vrai qu’il m’est difficile de m’en passer.»
Le don de la tchatche. Sans une once de fatigue. dSimon est du genre absorbant. Simon Senn s’est fixé une règle: à partir de 18h, il ne le sollicite plus – sauf les soirs de spectacle. C’est qu’il n’y a pas que dSimon dans la vie de ce passe-muraille. Il a une famille, deux petites filles qui ont adoré sa période Be Arielle F, quand il allait faire du shopping dans les rayons maquillage.
Simon Senn a la douceur d’un elfe quand il parle. Il se rappelle l’enfance, ses tags sur les murs à l’adolescence, ses enluminures de graffeur, sa découverte de Marcel Duchamp et de son fameux urinoir, son impression soudain que tout était possible.
La scène alors? Un coup de dé heureux, au printemps 2019. Comme il vient d’acquérir le scan d’Arielle F, il en parle à ses amis. On l’incite à se présenter au concours Premio destiné aux jeunes créateurs de la région. Il y débarque avec son sac à dos et ses écrans à fantasmes. «Dans la salle, il y avait 20 programmateurs emballés. C’est parti comme ça.»
Chaque jour, Simon court. Sa semelle est leste, c’est celle d’un lévrier endurant. Il a gagné des courses sur des pentes rocailleuses en France. Le Dauphiné Libéré a titré un article sur lui «Le prince des foulées». «Courir pour moi, c’est comme si je faisais redémarrer mon ordinateur intérieur. C’est une régénération.» Quand il fugue ainsi le long de l’Arve, il est insaisissable. Même dSimon doit lâcher prise. On jurerait que, comme son âme damnée, Simon Senn adore le mot «libération».