Théâtre
Acteur superbement épique, l’artiste joue, dès lundi au Théâtre de Vidy, «Qui a tué mon père», texte choc du jeune romancier Edouard Louis

Au téléphone, sa voix est une pirogue. Elle caresse l’onde, prend le courant, remonte en douceur le fleuve de la pensée. Stanislas Nordey, 53 ans, est toujours ce marin d’outre-mer qui aspire aux grandes embouchures, à ces pièces qui arrachent l’acteur à ses petits arrangements avec Narcisse. Comédien épique. C’est lui qui le dit, l’autre matin. Stanislas Nordey est à Lyon où il vient de jouer Architecture, crépuscule d’un père tout-puissant – joué par Jacques Weber – qui voudrait entraîner sa smala dans la débâcle des jours. Pour son ami Pascal Rambert, auteur et metteur en scène, il incarne le fils en rupture de bienséance.
Spectacle de têtes brûlées. Le directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS) n’aspire qu’à la tendresse de l’assaut. A la solidarité d’une troupe. C’est sa manière de vivre la déflagration de la nuit. Autour de lui, souvent, des amis qui sont des frères et des sœurs de fiction, Emmanuelle Béart, Laurent Sauvage et longtemps aussi sa mère, Véronique Nordey, décédée en 2017. Au Théâtre de Vidy à Lausanne, c’est en solo qu’il revient, quatre ans après un Je suis Fassbinder qui sondait la mauvaise conscience allemande. Il y jouera dès lundi un fils – oui, encore – qui salue un père de 50 ans brisé par l’usine.
Ce patriarche en capilotade, c’est celui qu’Edouard Louis panse dans Qui a tué mon père (Seuil). L’écrivain français, 27 ans, retourne à cette figure qui frappait par sa dureté dans En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil). Stanislas Nordey vibre de cette parole-là, celle d’un amour impossible, celle d’une colère jamais éteinte contre les Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron qui ont, selon le romancier, terrassé, par leur politique, l’ouvrier. Sur ce fleuve, guidé par Claire Ingrid Cottanceau, Stanislas Nordey est héroïque comme le nautonier devant l’écueil. Il est accordé au tranchant de cette épître et à sa violence sourde.
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Le Temps: On vous a proposé deux rôles de fils, au moment où vous renouiez avec votre père, le cinéaste Jean-Pierre Mocky, après trente-trois ans de silence. Comment interpréter cette coïncidence?
Stanislas Nordey: C’est un hasard absolu, à peine croyable. Je retrouvais mon père et Edouard me faisait parvenir son texte! Mon père n’a certes rien à voir avec le sien, même si à la fin de sa vie [il est mort l’été passé, à 90 ans, ndlr], il avait la fragilité d’un enfant. Mais dire «papa» sur scène réveille quelque chose de très beau, d’insensé même.
Qu’avez-vous dit à Edouard Louis pour l’inciter à écrire pour le théâtre?
C’était après une lecture publique d’Histoire de la violence, son deuxième roman, à Strasbourg. Nous dînions avec l’auteur allemand Falk Richter. C’était arrosé, fraternel. A la fin du repas, j’ai lancé à Edouard: «Si tu as envie d’écrire pour le théâtre, sache que les portes du TNS te sont ouvertes.» Un an plus tard, je reçois un mail avec le texte en pièce jointe.
Vous destinait-il le rôle?
Je l’ignorais, mais oui. Je trouvais ce monologue formidable, mais je ne le pensais pas pour moi. Je n’ai pas l’âge du fils, je ne me sentais pas légitime. Je suis un vieux croûton! Lui était catégorique. Donc j’ai accepté, avec avidité et inquiétude.
Vous avez fait le choix de ne monter que des auteurs d’aujourd’hui. Les associez-vous aux répétitions?
Surtout pas. Je les écarte, parce qu’ils ne voient pas toujours ce que leurs pièces contiennent. J’ai pourtant consulté Edouard sur un point.
Lequel?
Pendant les répétitions, je portais une perruque blonde, qui était une façon de lui ressembler. Mon équipe était divisée sur le sujet. Fallait-il que je la conserve ou pas? Trois jours avant la première, il a assisté à un filage avec un ami, le sociologue Didier Eribon. Il m’a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt de ce postiche.
Edouard Louis s’adresse à son père. Comment le représenter?
C’était l’un des enjeux du spectacle. J’ai demandé à Edouard si son père, qui a 53 ans, ne serait pas d’accord de jouer son rôle. Il m’a répondu que c’était impossible. J’ai envisagé la présence de Jean-Pierre Mocky, mais cela aurait donné à la pièce un autre sens. Avec ma collaboratrice Claire Ingrid, nous cherchions la formule, mais rien ne venait.
Comment a surgi l’idée du mannequin?
J’ai fait une improvisation: je sculptais mon père parce que je n’arrivais pas à lui parler. Nous avons pris un mannequin dans les coulisses du Théâtre de la Colline à Paris où nous répétitions. Tout est devenu d’un coup fluide et rapide.
Quel acteur êtes-vous?
Epique, trop épique, hélas. Je plaisante à peine. J’aime les grands espaces, la profération. Pendant les répétitions, Claire Ingrid me disait: «Arrête de faire ton Nordey!» Tout mon travail a consisté à me dompter pour être au service de cette parole, le plus subtilement possible.
Je vous rassure, vous restez épique…
J’aime me voir aussi comme un danseur quand je joue. Je sculpte la scène de manière très pensée.
«Qui a tué mon père» offre une vision plus aimante du père que dans «En finir avec Eddy Bellegueule». Avez-vous été surpris par cet éclairage?
Oui, bien sûr. Il s’agit ici d’une lettre d’amour à un père, comme s’il fallait réparer quelque chose après le choc du premier texte.
Ce qui est troublant, c’est que vous avez l’âge de son père…
La force d’un acteur, c’est qu’il peut avoir tous les âges au théâtre. Il y a des moments dans la pièce où j’ai 10 ans, d’autres 50 ans. Et c’est crédible, parce que la scène, c’est un pacte passé avec le spectateur. Si nous jouons juste, il ne se pose plus ce genre de question.
En 1987, vous aviez 21 ans et vous montiez au Théâtre Pitoëff à Genève «La Dispute» de Marivaux. Comment imaginiez-vous alors votre vie?
Je venais de prendre une décision. J’étais doué pour les études, la littérature, la philosophie. J’aimais ça passionnément, mais le théâtre plus encore. J’avais donc renoncé à l’université pour les planches.
Pensiez-vous déjà qu’un texte était aussi une arme politique?
Non. C’est ma découverte de Pier Paolo Pasolini qui a été décisive. Pendant une période, je n’ai monté que ses pièces. C’est sa parole qui m’a fait. Mais aussi les spectacles de Jean-François Peyret et Jean Jourdheuil: ils m’apprenaient que faire du théâtre, c’était aussi déplaire.
Que reste-t-il du jeune Stanislas?
La joie. Elle était là au moment de «La Dispute». Elle m’habite toujours. J’y ai ajouté une conscience.
Votre mère, Véronique Nordey, a été une interprète magnifique. Que vous a-t-elle transmis?
L’amour absolu des acteurs. Ce sont eux qui font un spectacle, pas les metteurs en scène. L’émotion vient d’eux, toujours.
Vous avez monté Wajdi Mouawad, Falk Richter, Edouard Louis. Quel est leur point commun?
Ils se dévoilent, ils vont au bout d’eux-mêmes. Ce sont des Icare qui finissent par se brûler les ailes, parce qu’ils ont une honnêteté absolue dans leur quête.
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A travers eux, vous vous définissez, non?
Non. Je ne brûle pas sur scène, je me préserve. Emmanuelle Béart dit qu’elle se fait mal au théâtre, moi, c’est tout le contraire. Le grand metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold affirmait que le vrai acteur doit tout jouer dans la joie, même quand il interprète un moribond.
Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?
Ça change au gré des éblouissements. Depuis deux mois, j’offre Les Portes de Thèbes (Verdier) de Mathieu Riboulet, livre posthume incroyablement puissant sur sa propre disparition et celle des sept tueurs du Bataclan. C’est paradoxalement un livre solaire.
Qui a tué mon père, Lausanne, Théâtre de Vidy, du 24 au 27 février; rens. vidy.ch/qui-a-tue-mon-pere