Stefan Kaegi, maître du jeu de piste théâtral
Spectacle
A l’affiche de La Bâtie, l’artiste suisse invite à une déambulation fascinante à travers Genève. Il signe aussi «Nachlass – pièces sans personnes», à Vidy dès le 14 septembre. Filature

Un spectacle dont vous êtes le fantôme, mais oui. C’est ce que l’artiste d’origine soleuroise Stefan Kaegi propose depuis ce week-end au festival de La Bâtie. Comme à Lausanne, à Moscou, à Santiago du Chili ou à Zurich, ce quadragénaire au visage racé invite à une traversée urbaine, deux heures de transport, à pied et en bus.
Signe distinctif? On porte un casque audio et on obéit à une voix féminine, tout ce qu’il y a de plus artificielle, tout ce qu’il y a de plus bienveillante. Cette promenade en groupe s’intitule Remote Libellule – du nom du quartier d’où elle part. Elle fait de vous un corps flottant dans la ville. L’enjeu? Confronter le spectateur à l’omnipotence de la machine, ce logiciel qui décide pour vous d’un itinéraire par exemple ou encore ces algorithmes qui devancent vos désirs.
Le parfum de Giselle à Châtelaine
Le ciel est à l’orage et il brûle. On est au cimetière de Châtelaine, à un quart d’heure à vélo du centre-ville. C’est là que Stefan Kaegi fixe rendez-vous au public – pas plus de cinquante personnes. Cet après-midi, il accompagne le groupe, chemise florale trendy, un crayon à la main. Cette déambulation vaut comme test – avant de l’ouvrir aux festivaliers. Dans l’oreille, votre hôtesse se présente: elle officiera comme ange gardien.
«Cherchez une tombe juste pour vous.» On choisit une croix sans pierre où batifolent des roses pâles. Quelque part au cœur de ce dédale repose la danseuse étoile Carlotta Grisi, qui fut la première Giselle, enflamma l’écrivain Théophile Gautier et s’éteignit à Genève en 1899. Mais foin de romantisme. La petite troupe que vous formez est une horde. C’est votre escorte vocale qui l’affirme. Elle invite à présent à tourner le dos aux morts et à fondre sur les Libellules.
Une agence de voyage sensoriel
Le théâtre de Stefan Kaegi est à sa façon perçante une agence de voyage. Il y a huit ans, il magnétisait le Théâtre de Vidy: sur les planches, des retraités amoureux des chemins de fer faisaient circuler des trains miniatures au milieu d’une Helvétie de carte postale. Le spectacle s’appelait Mnemopark, il était sophistiqué et enfantin: vaches, rivières, montagnes, une certaine Suisse déferlait en clichés. Plus tard, à Vidy encore, il mettait en scène des adolescents, fils d’expatriés étudiant à Lausanne. Leurs rêves mêlés formaient la trame d’Airport kids.
Que cherche-t-il? Tout tient peut-être, comme il le suggère après Remote Libellule, dans la polysémie du nom de son collectif, Rimini Protokoll, qu’il cofonde en Allemagne dans les années 1990, avec deux copains, Helgard Haug et Daniel Wetzel. D’un côté, il interroge nos conduites – ainsi Remote. De l’autre, il documente des usages intimes. C’est ce qu’il s’apprête à faire à Vidy, dès le 14 septembre, avec Nachlass – pièces sans personne. On y découvre huit chambres, autant de sanctuaires personnels conçus par des personnalités que la mort menace, qu’elles soient gravement malades ou âgées. «Ce qui m’intéresse dans ce cas, c’est comment on laisse des traces, comment on organise un futur dont on sera absent, comment on transmet une vision de soi.»
Mais voilà que vous sortez d’un tunnel graffé de partout, toujours en horde. La voix ordonne de se rassembler dans une allée bitumée étroite et de faire la course. «Attendez mon signal! Go.» L’humeur est soudain olympique. Deux ados jaugent votre foulée. Plus tard, sur une place, votre visiteuse, toujours exquise, demandera de regarder défiler les badauds: «Admirez ces acteurs. Applaudissez-les à présent.» Dans la foule, des têtes pivotent et un aveugle s’arrête, déboussolé.
«Provoquer le hasard fait partie de mon métier»
De son métier, Stefan Kaegi dit qu’il consiste à provoquer le hasard. «Le théâtre que je fais implique la représentation et l’entertainment, mais pas la répétition. J’y suis allergique. J’aime l’aléatoire, l’accident qui modifie l’ordonnance prévue. J’aime aussi stimuler les cerveaux.»
Stefan Kaegi observe le monde de biais, scientifique et joueur à la fois. Il faut le voir suivre sa horde, le front alpestre, la taille élancée: l’esprit est assorti à l’élégance souple qui le distingue. Adolescent à Soleure, il s’imaginait se consacrer à la physique des particules. Puis le journalisme l’a pris à 16 ans. Le plaisir d’écrire sur tout, un trafic de drogues, un spectacle. «Mais j’étais mécontent du résultat, j’avais envie de découvrir des choses dans l’espace urbain, d’organiser ces explorations. J’ai été boy-scout, ça marque.»
L’art est alors une clé, la possibilité d’un trouble, d’une révélation dans le meilleur des cas. Il étudie à la F&F Schule für Kunst und Design à Zurich. «Mais on ne débattait pas assez à mon goût. Alors je suis parti à Giessen en Allemagne me former à la scène.» Puis il y aura Berlin, les premiers pas remarqués de Rimini Protokoll, un plaisir d’inventer des systèmes qui désaxent le spectateur, l’obligent à reconsidérer ses usages.
«Et bien, dansez maintenant!»
La horde débouche à présent sur une petite place. Non, on ne vous dira pas où c’est. La voix exige que vous dansiez, oui là, en face d’un glacier et de sa poignée de clients attablés. Alors vous vous exécutez, vous valsez et vous vous sentez comme un revenant: tout paraît familier et nouveau à la fois. Stefan Kaegi nage dans les rivières dès qu’il peut. «C’est très suisse, je crois.» Il rêve aussi souvent qu’il vole, non pas comme un oiseau, mais en pelote. Ses spectacles sont des courants. Ils troublent l’ordre intérieur et vous transportent vers des rivages inattendus. Remote Libellule agit ainsi: il ne fait pas de vous un voyeur mais un voyant.
Remote Libellules, Cimetière de Châtelaine (départ du parcours), jusqu’au 17 sept.; rens. www.batie.ch;
Nachlass-pièces sans personnes, Théâtre de Vidy, du 14 au 24 sept.; rens. www.vidy.ch