Le Temps: Quelle serait la définition académique du Grand-Guignol?
Agnès Pierron: Ça n’est pas un théâtre académique. C’est pour cela qu’il a été évacué des recherches universitaires. C’est un théâtre dit «de spécialité», un genre qui n’existe plus du tout et qui était plutôt réservé à des petites salles concentrées à Pigalle. Chacune avait ses spécificités: le Cabaret du néant, c’était la mort; l’Enfer, c’était les visions démoniaques… Quand Oscar Méténier a ouvert le théâtre du Grand-Guignol en 1897, il a choisi le sang. C’est aussi un théâtre qui se situe à l’opposé de l’académisme de la Comédie-Française. Mais il n’empêche qu’à l’époque, les touristes qui venaient à Paris allaient aussi bien au Grand-Guignol qu’à la Comédie; ça faisait partie de leur programme, avec la tour Eiffel, Notre-Dame et l’arc de Triomphe.
– Le Grand-Guignol est singulier: on peut dater précisément sa naissance, comme s’il était né ex nihilo…
– Rien n’apparaît ex nihilo. Regardons la vie des saints, ce sont des martyrs. Le goût des martyrologes, des crucifixions, du bourreau et sa victime, c’est humain. Comme aujourd’hui celui pour le gothique ou les films d’horreur. Quand le Grand-Guignol est né, c’était la mode des «canards», ces journaux qui racontaient des faits divers. Le Grand-Guignol entre dans ce goût pour les faits divers sanglants.
– Pourquoi, après avoir connu la gloire, ce genre a-t-il sombré?
– On serait tenté de dire qu’avec la Deuxième Guerre mondiale, les gens avaient vu assez d’horreurs. Mais on aurait pu dire la même chose de la Première, or le Grand-Guignol a connu son climax dans les années 1920. Je pense que le théâtre a été mal géré. Au début, les gens s’investissaient beaucoup, c’était leur vie; puis le théâtre a changé de mains, tout s’est dilué.
– Le Grand-Guignol doit-il être vu comme le reflet d’une époque?
– Bien sûr, c’est le théâtre des peurs de la Belle Epoque et des Années folles: le téléphone, l’anesthésie, les opérations abusives, les voitures ou les chemins de fer qui provoquent des catastrophes. Bref, la peur du progrès. Ce n’était pas un théâtre miteux: il proposait des effets spéciaux très élaborés pour l’époque; les plus grands couturiers, comme Paul Poiret, confectionnaient les costumes de ses grandes actrices. Le public était bourgeois et conservateur: or, pour cette classe sociale, toute forme de progrès en soi était suspecte et angoissante.