Cariocas sur le Léman. Parc de Milan, Lausanne, deux jeunes femmes se jettent un ballon de mousse, une autre promène une poussette et, en contrebas, le jardin pour enfants dispose de tourelles de bois et de cordes à nœuds. Une dizaine de presque adolescents, en Nike fluorescentes, exécutent des danses de ballerines et d’asphalte. Leurs pas semblent boire à toutes les sources: hip-hop, capoeira, samba, funk. Leur bassin se désaxe d’un coup sec tandis que leurs jambes se mêlent et se démêlent comme les ailes d’un insecte dément. Sur le buste nu de Ronald Sheick, sous ses longues tresses noires, est tatouée une profession de foi «I Love Passinho».


De Rio à Lausanne, le passinho fait danser


Nous les avions rencontrés à Rio, il y a deux ans, juste avant le Mondial de foot. Cette troupe de garçons et de filles, tous nés dans la favela, dont la culture puissamment urbaine rentrait enfin dans un théâtre officiel. Ils avaient tous appris leur métier de danseur de passinho sur des collines à pic, dans des périphéries brutales, à l’intérieur même de bals funk dont les banlieues intérieures et extérieures de Rio résonnent. Il y a quelques semaines, dans la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, plusieurs d’entre eux dansaient sur la pelouse du Stade Maracanã.

Lire également: Le brésil à l’heure du bal

L’année dernière, une jeune Suissesse, Fribourgeoise, étudiant au Graduate Institute, poursuivait un échange avec une université carioca. Elle-même danseuse de house music, Monika Nyfeller découvrait alors le passinho et décidait de lui consacrer son mémoire en sciences sociales: relations entre corps, espace et discours dans les danses urbaines de Rio. Elle a 25 ans, elle peut vous parler des heures de cette culture comme outil d’intégration, comme résolution des conflits mais ce qu’elle préfère, c’est les regarder danser.

Munie d’une bourse et d’aides dérisoires, Monika a donc décidé de les faire venir en Suisse. A Zurich, le week-end dernier, à Lausanne et Meyrin, cette semaine. «En général, le mouvement est du nord vers le sud, c’est nous qui allons les voir. J’avais envie d’inverser la tendance et qu’ils dansent ici.» Ils logent tous dans son appartement et dans ceux des voisins, ils se déplacent dans un minibus prêté par une association. Depuis leur arrivée, la semaine dernière, ils recouvrent leur mur Facebook de photographies de la Suisse. Jackson, 23 ans: «J’ai dansé à Rio dans les studios de la chaîne Globo, là où ils reconstituent pour les Novelas des villes idylliques. La Suisse, on dirait le décor d’une Novela. Sauf que ce n’est pas un décor.»

Pas du goût de la police

Ils sont accompagnés par Rodrigo Vieira, un danseur classique de São Paulo, qui a chorégraphié leur spectacle. Ce sont des tableaux qui miment les batailles des favelas, qui vont chercher dans les origines nordestines, afro-brésiliennes, les racines du passinho: «Le passinho a réuni les jeunes, ils proviennent tous de favelas différentes, ils n’auraient même pas dû se rencontrer. La danse est un pont.» Mais rien n’est simple à Rio. Iguinho Pontes, petit corps mutin sous visage peint et tresses verdâtres, raconte l’interdiction qui frappe les Baile Funk, les bals de quartier. La police militaire voit d’un œil mauvais ces bacchanales lascives, ces textes licencieux.

Ce qui frappe, dans ces danses, c’est l’incroyable liberté des genres, ils prennent des poses affectées qu’ils baptisent «charme». Ronald: «Au début, les garçons se contentaient de regarder les filles en tenant leur bière. Et puis, on a vu les gays danser. Ils étaient flamboyants. Alors nous aussi, gays ou pas, on a voulu être flamboyants.» Un peu plus tard, dans un cours de danse house au deuxième sous-sol d’un immeuble lausannois, ils défilent devant des Suisses avec des gestes de voguing. Ils s’enseignent mutuellement les usages de la fête, le talon pointe des nuits à facettes.

Iguinho est le seul à parler un peu anglais. Il enseigne les routines du passinho: «C’est comme si vous teniez une plume sur une page. Mais la plume, c’est votre pied.» Celly, la seule femme du groupe, s’étend sur un canapé: «Il y a de plus en plus de filles dans le passinho. Il faut que vos parents acceptent que vous alliez traîner dans les bals. Mon père, qui est très libéral, m’a laissé faire.» Il y a de la subversion dans le passinho, le corps comme instrument de conquête, une réponse brésilienne à la ségrégation sociale. Ils sont blancs, noirs, métis métissés, tatoués ou pas, fins ou musclés, habillés à la dernière mode américaine ou d’un simple survêtement. Ce qui compte: c’est que leurs pas sidèrent.

Iguinho: «On appelle notre danse «le passinho putain» parce que, quand on nous voit, on ne peut s’empêcher de dire «putain»! Le cours est terminé. Ils sont épuisés. Monika Nyfeller remise sa tenue de danseuse. Il y a de la saudade dans l’air. Facebook en est témoin: cette nuit-là, ils auront cuit du riz brésilien. Rien ne vaut le goût de chez soi.


«#Passinho». Jeudi 25 août, Undertown, Meyrin, à 19h30. www.undertown.ch

Samedi 27 août, Casino de Montbenon, Lausanne, à 20h15. Démonstration lors de la Contest Night de danses urbaines. www.jdsevents.ch