Une héroïne incendiaire fait la joie de la Comédie
Spectacle
A Genève, six grands artistes de la scène s'emparent de «Mademoiselle Julie», pièce culte de Strindberg. Ils offrent six variations du texte, disséminées dans toute la maison. «Julie's Party» vaut comme manifeste pour un théâtre accessible et raffiné

Un verre de sauvignon blanc, minéral et fruité, avec Mademoiselle Julie, ça vous dit? Vous craignez un coup de cravache à l’improviste? Elle a changé, on vous le jure, l’héroïne très XIXe du Suédois August Strindberg. Elle régale dans la petite pension qu’elle tient désormais avec son mari, Jean, son valet jadis.
Alors oui, c’est vrai, tout à l’heure, elle faisait scandale dans le foyer de la Comédie de Genève, couchée sur le bar dans sa robe de bal, ivre de baisers, ivre d’orgueil, une abeille intenable – Rébecca Balestra. Mais ce n’était pas les mêmes acteurs, non. Pas la même histoire, non plus. Ces avatars font partie de Julie’s Party, merveilleux lancement de saison imaginé par Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer qui tiennent à quatre mains les brides de leur auberge.
Hospitalité pourrait bien être le mot de la soirée. La règle du jeu? Six grands artistes ont imaginé une version de Mademoiselle Julie. Le Belge Luk Perceval en propose le noyau dur. Le Portugais Tiago Rodrigues, le Français Pascal Rambert, les Belges du tgStan, l’Iranien Amir Reza Koohestani et la Brésilienne Christiane Jatahy en livrent un précipité, rêverie à partir d’une souricière. On savoure ces post-scriptum, la même soirée si on veut.
Le rut d’une pocharde
On commence par l’enfer, la partie la moins inspirée de l’opération aussi. Le Mademoiselle Julie de Luk Perceval. Pour sa version, il a dressé un gradin dans la grande salle. Et conçu une boîte rectangulaire pour les protagonistes. Dans l’obscurité, un halètement, des coups de feu. Une chasse à courre, dirait-on. Une femme en nuisette, buveuse d’hydromel, réclame les hommages de son domestique, joué par un acteur noir. «Baise-moi.» Il s’exécute. Elle en redemande. Ils s’épuisent. Sur les décombres de leurs ébats, un autre combat. Il voudrait entraîner sa maîtresse au loin. Qu’ils ouvrent un hôtel.
L’angle choisi est net: Julie a vieilli, elle est alcoolique, mais elle a des ardeurs et la tyrannie abjecte des filles bien nées. Bettina Stucky se noie dans la bière – une bouteille et une autre et ainsi de suite. Roberto Jean est figé, lui, dans la posture du fauve impavide. Tout est réglé entre eux dans les cinq premières minutes. Le reste du temps, on enfonce le couteau.
Zoom sur la libido
Luk Perceval a récrit Strindberg, il a supprimé la servante Christine, zoomé sur la libido des personnages. Lutte des classes, violence du sexe: manquent le relief du jeu, un vrai pugilat d’acteurs au meilleur de leur forme. Ce passage par le cru vaut la peine néanmoins pour apprécier les autres actes, autant de contrepoints. Celui, par exemple, du subtil Amir Reza Koohestani.
Au studio Claude Stratz, une Julie à la peau tendre tombe sur un bel inconnu à la barbe slave. Ils flirtent dans un night-club, ils étaient dans la même école, elle ne l’avait jamais remarqué. Tout à l’heure, il l’a admirée en scène – elle est devenue comédienne. Viviane Pavillon et Maxime Gorbatchevsky sont ajustés sur le fil du désir. Ils s’aimantent mezza voce, chacun devant un micro, on est captif de leur babil amoureux.
Une maison hantée ouverte à tous
Le grand coup de Julie’s Party, c’est d’envisager la Comédie du boulevard des Philosophes comme une maison hantée, comme un lieu de mémoire. C’est de transformer la soirée en jeu de piste, avec clins d’œil à la tradition et à la loi des genres. Julie échappe à cette loi justement, elle n’est plus cette Penthésilée nordique qui rue à la face du monde, tout en courbant la tête devant son père. Elle est la matrice d’autres romans, la muse d’une chambre noire, la nôtre, celle où barbotent les spectres.
Dans le foyer, un cicéron, casque de chantier, appelle les titulaires d’un ticket pour la pièce Christine. On le suit en petite bande dans les escaliers, on pousse une porte d’alcôve. Une pénitente en robe de vieille province vous attend entre le lavabo et le miroir. C’est Christine, la servante, retrouvée dans une loge. Ou plutôt la comédienne condamnée, souffle-t-elle, à des rôles secondaires. Gwenaëlle Vaudin confesse une vie à l’ombre de la gloire, elle parle du théâtre qui est une extension de la société libérale, dure sous les mots d’ordre solidaires. Elle est étourdissante de délicatesse: dans sa bouche, la prose de Pascal Rambert est une eau-de-vie entêtante.
Communauté de hasard
Changer de perspective, choisir son belvédère: tout est là. Julie’s Party est un éloge ludique du déplacement, intellectuel, littéraire, sensoriel. A l’instant, on pénètre dans la salle des costumes. Sur la paroi, bottes et escarpins paradent sur leurs rayons jusqu’au plafond. A une petite table, une ménagère gironde vous attend. Devant elle, des serviettes qu’elle va plier en attendant son Jean. Mademoiselle Julie a fini par céder au désir de son amant. Elle ne s’est pas suicidée, elle tient une auberge.
Mais son homme arrive. Voyez ses rouflaquettes, sa bedaine de père tranquille. Marie-Madeleine Pasquier et Pierre-Isaïe Duc ont la robustesse des gens sans histoires. Leur petit paradis, conçu par Tiago Rodrigues, est une horreur en soi. Et pourtant. «Vous boirez bien un verre de sauvignon, minéral et fruité?» lancent les ardents de jadis. Sous les jupes de duchesses et de bergères suspendues au-dessus de nos têtes, on porte un toast à notre communauté de hasard.
Julie’s Party, c’est le théâtre mode d’emploi, comme aurait dit l’écrivain Georges Perec: le plaisir d’élucider à portée de tous. Ce bouquet au nom de Julie vaut donc bien comme manifeste.
Julie’s Party, Comédie de Genève, jusqu’au 30 septembre.