La beauté foudroyée de Nina, cette ultrasensible qui se rêve au zénith, «Actrice» avec une capitale. La brûlure de Kostia, cet apprenti Rimbaud qui voudrait changer la face de la littérature au pays de Tourgueniev et de Tolstoï. Ces deux sont nos frères, nos héros, nos enfants dans La Mouette. Ils sont le meilleur d’Anton Tchekhov, sa lumière, son impatience, son désenchantement secret en cette année 1895. Au Théâtre de Vidy à Lausanne, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, ils sont incarnés par Mélodie Richard et Matthieu Sampeur. Leur jeunesse est intransigeante. Elle est le pouls de ce spectacle, sa chance aussi quand il perd de son allant.

En préambule, un effet de glu. La pièce n’a pas commencé, les acteurs sont figés, oiseaux goudronnés sur le banc de la pénitence. Le mur de ce purgatoire est gris, un bourdonnement d’avion en perdition fige l’air. Sur la paroi, en face de vous, des hagards en haillons témoignent d’un enfer, celui de l’île de Sakhaline où Anton Tchekhov le médecin s’est senti désarmé. Le théâtre selon Thomas Ostermeier est poreux, la vie le travaille, la tragédie syrienne remonte ainsi dans la bouche d’un comédien. Il s’adresse à la salle: «ça va bientôt commencer…» C’est louable, mais trop démonstratif, à l’image de l’adaptation d’Olivier Cadiot. L’écrivain français actualise comme on traduit une langue perdue, c’est parfois pertinent, souvent oiseux. On parlerait de procédé, si les interprètes n’étaient pas aussi pénétrés, à commencer par Sébastien Pouderoux dans le rôle du docteur.

Ils entrent en fiction justement, Matthias Sampeur alias Kostia, pantalon bleu électrique et Mélodie Richard dans la peau de Nina. Il a demandé à celle qui est sa muse de jouer un texte de lui qu’il espère révolutionnaire. A cette fin, il a monté un petit théâtre dans le jardin, avec vue sur le lac. Dans le décor de Jan Pabbelbaum, ce sont des planches foncées à l’avant-scène. Kostia a invité sa mère, la suprêmement toquée Arkadina (Valérie Dréville) qui vient accompagnée de son amant, l’écrivain à succès Trigorine (François Loriquet), de Sorine, son frère vermoulu (Jean-Pierre Gos), mais aussi de Macha (Bénédicte Cerutti), cette beauté fanée qui rumine un amour impossible pour Kostia. Comble du spleen, elle épousera l’instituteur (Cédric Eeckhout).

Fureur païenne

Ils s’asseyent au premier rang de la salle parmi nous, spectateurs. Dans leurs yeux, des mouches passent. L’avant-garde les laisse de marbre. Ils ont tort. Car ce que fait Thomas Ostermeier de cette scène est un petit chef-d’œuvre en soi. Il en exprime tout l’enjeu: la possibilité d’un art nouveau sur les ruines d’un langage ancien, la fureur de vivre qu’elle renferme comme une grenade, le pessimisme prophétique que les mots de l’incendiaire Kostia charrient sur l’avenir de la planète.

Voyez Mélodie Richard dans sa robe virginale, cette transparence qui encense son printemps. Elle débonde les mots de Kostia, ce sont des cailloux sanglants qui claquent dans la carrière. Admirez-la, attachée comme une sirène à son mât. Kostia s’élève au-dessus d’elle, torse nu comme le premier chasseur, il plonge un couteau dans le garrot d’un bouc suspendu au-dessus de leurs têtes. Le sang gicle. Il en est maculé. C’est tout le symbolisme de Tchekhov qui ruisselle ici, sa part primitive aussi. Un feu païen couve sous le plancher de la datcha. Plus tard, comme un écho à ce premier sacrifice apotropaïque, Kostia tuera une mouette. Le signe est alors inversé: ce trophée est funeste, il préfigure la débâcle des ardents.

Crucifié par l’amour

La Mouette d’Ostermeier est ainsi, plus captivante qu’accomplie, déchirante quand il faut aussi. Avec cette production, le patron de la Schaubühne de Berlin excelle une nouvelle fois en sourcier. Il possède cet art: toucher à cette nappe intime que chaque interprète nourrit, en faire jaillir l’eau, turbulente, glacée parfois, purifiante. C’est sa façon de nettoyer le théâtre de ses poncifs, d’être fidèle à l’héritage de Constantin Stanislavski qui le premier, en 1898, comprend que cette pièce est une épreuve de feu pour les acteurs, qu’elle les oblige à chasser les routines, à se forger une âme.

Emblème de cette innocence: les retrouvailles de Kostia et de Nina, la plus belle scène de la soirée. Dans une nuit faite pour le loto, cette passion tchekhovienne, dans un blizzard de fin du monde, la transpercée revient sur le rivage de Kostia. Elle a tout perdu, l’enfant qu’elle portait, fruit des œuvres de Trigorine, ses illusions d’être un jour en haut de l’affiche. Mais elle est de retour, chancelante comme un oiseau bleu entre deux courants célestes. Mélodie Richard flotte, un coup de vent l’emporterait. Devant cette apparition, Matthieu Sampeur ravale sa fougue en fauve suppliant. Mais elle tranche, cruelle comme une noyée: «Trigorine, je l’aime toujours…» Cette Mouette possède un corps sidéral, magnifiquement perdu.

La Mouette, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 13 mars (www.vidy.ch)