Yann Marussich, apôtre de l’immobilité
Portrait
Bain de verre, caresse de lames de rasoir. L’artiste genevois Yann Marussich enchaîne, immobile, des performances sidérantes et risquées au Bâtiment d’art contemporain à Genève. Rencontre avec un maître de l’extrême

Il y a du Ghandi et du Jack Kerouac chez l’artiste genevois Yann Marussich. Du champion de l’indépendance indienne, il a l’endurance et une douceur inoxydable. De l’auteur de On The Road, il a le goût du risque, sans lequel il n’y a pas d’équipée, de modification du paysage intérieur, de Nirvana rythmique.
Vous êtes largué? Alors reprenons. Yann Marussich, 50 ans le 18 janvier, vous reçoit dans le froid d’une halle, au Bâtiment d’art contemporain à Genève. Il vit depuis jeudi le plus sidéral des passages, trois semaines de performances réunies sous le titre d’Experience of Immobility, autant d’épreuves au sens chevaleresque du mot, de stations poétiques, d’aiguilles plantées dans la cuirasse du capitalisme. Son œuvre – car c’en est une, souvent stupéfiante – est faite de patience et d’oubli, de maîtrise extrême et d’abandon suprême. Voyez Bleu provisoire comme il intitule l’une de ses pièces maîtresses.
Il s’expose, glabre comme saint Sebastien, ce martyr qui inspire les peintres à la Renaissance. Peut-on imaginer corps plus classique, c’est-à-dire plus soucieux de ses équilibres? Sur cette peau, pourtant, perle, comme remontant d’une source secrète, un liquide bleu: la sueur, mais aussi les larmes du performeur. Pendant une heure, vous assistez à cet épanchement, à ce jeu d’humeurs devenues strophes cutanées, à cette dilution de l’être dans le temps. Ce théâtre est celui des pores: il touche l’âme.
«L’immobilité, c’est l’état où il y a le plus de mouvements»
A regarder Yann Marussich, vous ne vous douteriez pas qu’il s’aventure si loin des bornes de la bienséance. Il vous observe avec une bienveillance détachée, flottant dans sa veste en cuir comme un vieil adolescent, embusqué derrière des lunettes à la mode de Trotski. Il raconte qu’à 17 ans il était danseur à Paris, qu’il est revenu à Genève à 22, qu’il a été heureux dans les squats, qu’il s’y est forgé une pensée tout en dansant, jusqu’au jour où il a décidé d’épouser l’immobilité. Contre-pied?
«L’immobilité, c’est l’état où il y a le plus de mouvements. Avec Bleu provisoire, je voulais traduire ça, c’est-à-dire rendre visibles les fluides que nous sécrétons. J’ai discuté pendant deux ans avec des médecins, des chimistes et j’ai fini par opter pour le bleu du méthylène, parce que c’est la substance la moins toxique. Et c’est la couleur du rêve.»
Luxe d’un territoire sans frontière. Telle est la grâce de l’immobilité. Un jour, Yann Marussich se couche dans un catafalque en verre, offert au vide comme le premier homme, cerné par quelque 3000 fourmis qui progressent en légions – il titre ces cinq heures de siège Autoportrait dans une fourmilière. Un autre, il subit la pression d’un appareil qu’on dirait de torture, qui l’étire de tout son long jusqu’à le briser – Traversée.
Eprouverait-il l’extase d’une douleur exquise? Allons, pas de baliverne, Monsieur le chroniqueur! «Je n’éprouve ni plaisir ni déplaisir. Ce que je vis relève de l’accomplissement, une paix intérieure, malgré la violence des images que je propose qui est ma manière de dénoncer le cynisme de ceux qui nous gouvernent, la droite en particulier.»
Affronter ainsi l’empire du verre (il s’immerge dans une baignoire aux mille et un éclats dans Bain brisé) ou se laisser caresser par un rideau de lames – Rideau – suppose d’être Apollon et Hercule à la fois. Pour accéder à cet Olympe, pas d’ambroisie. Mais un entraînement de sportif. Yann Marussich n’a pas été champion de France de Viet Vo Dao pour rien. Il doit à sa pratique des arts martiaux une technique de respiration, essentielle pour dompter la douleur. «Depuis trois mois, mes jours se ressemblent. Je commence par le qi gong, une gymnastique d’origine chinoise qui stimule la circulation du sang dans tout le corps. Je médite ensuite. J’effectue encore des exercices respiratoires pour m’immuniser contre le froid et la douleur.»
La performance a son coût: six heures de préparation. Mais aussi des journées réglées comme le manuel d’un aiguilleur du ciel. Yann Marussich dort six heures exactement, mange végétarien et chasse le sucre, «ce poison», en toutes circonstances. Ainsi disposé, il peut s’abandonner aux machineries qu’il a conçues. Mais à quoi pense-t-il dans ces situations extrêmes? A-t-il peur parfois?
«Le principe de l’immobilité, c’est de ne jamais fixer la pensée, comme dans la méditation. Les images défilent, certes, le cerveau ne peut pas faire autrement. Mais à partir d’un seuil, elles passent sans que je les voie. Quant à la peur, elle ne peut pas exister. Si je l’éprouve, je meurs. Imaginons que je panique sous la montagne de verres de Bain brisé et c’est fini.» Dompter la frousse, c’est échapper à tous les systèmes de pouvoir, poursuit ce scaphandrier de la psyché, père d’une Charlotte de 4 ans, de deux garçons, Sam et Léo, 20 et 22 ans.
En résistance
C’est là qu’on touche au cœur d’une œuvre inséparable de son auteur. Traversée, Rideau, La Chaise – sa nouvelle création – invitent à la contemplation. Mais aussi à la dénonciation. Chaque chapitre de cette ode en bordure de tout attaque l’ordonnance d’un monde que Yann Marussich réprouve. Dans La Chaise, lui et deux comparses saignent chacun sur un siège en sucre. Le sang finit par avoir raison de cette poudre trompeuse, un pied se casse, un homme chute. Comment mieux exprimer la malédiction d’une substance qui corrode nos sociétés? estime-t-il.
Yann Marussich est en résistance, c’est son côté Gandhi. La performance est irrécupérable, explique-t-il. Aucun marchand ne saurait en tirer profit. «Je performerai jusqu’à ma mort, bien sûr. J’ai des projets pour les vingt ans qui viennent. Je ne peux pas imaginer transmettre une pièce à un autre interprète. C’est tellement intime, tellement lié à ma vie.»
Comme l’écrivain Henri Michaux qu’il admire tant, Yann Marussich pourrait dire de cette contrée secrète à laquelle il accède: «Domaine du calme. J’y étais alors./Vraiment./Non pas en passant, mais comme si à la manière d’une partie d’assemblage, j’avais été enclenché dedans./Accru, nouveau, total./Calme du fondamental./Retour à la base./ L’Inutile enfin dissipé.» C’est extrait de Face à ce qui se dérobe. Yann Marussich est en première ligne.
«Experience of Immobility», Genève, Bâtiment d’art contemporain, jusqu’au 9 janvier (programme complet: www.yannmarussich.ch/); livre, Yann Marussich, Experience of Immobility, 2015.