Le noir de la colère? Ou celui de l’aveuglement lié à un trop-plein d’informations? A moins que ce ne soit le noir de l’effacement? Au terme d’Impression Corps, la performance inédite et unique que Yann Marussich a donnée mardi soir au Temps avec le soutien de l’Arsenic, les questions couraient dans l’audience médusée.

Pour la plupart des lecteurs invités, c’était leur première fois face à cet artiste radical qui utilise l’immobilité, la nudité et souvent la douleur dans ses travaux. Ici, grâce à un procédé photosensible, la peau du performeur s’est recouverte de titres de notre quotidien avant de virer au noir, à la faveur d’un ultime flashage, comme une crémation. Plongés dans la semi-obscurité, les spectateurs ont vécu ce rituel chamano-médiatique avec intensité.

Des minutes comme des secondes

«La tension était telle que les quarante minutes ont filé en un claquement de doigts», observe d’entrée la très fine Sibylle, l’œil bleu, curieux, la coiffe argentée. «J’y ai vu l’éphémère de l’information, sa futilité aussi parfois. Mais dans une esthétique qui rendait hommage au travail de journaliste. C’était beau comme une estampe japonaise.»

Son amie, Sabine, s’est plus attachée à l’état du corps de l’artiste. «Au début, il était lumineux, surexposé, presque transparent. Sa peau paraissait fine comme du papier calque. A la fin, il était si sombre qu’il semblait disparaître derrière la masse des mots, retourner à un état d’avant la parole. Fascinant!» «Oui, j’ai aussi senti ça, rebondit Sibylle, mais plus comme une agression. Comme si on lui enlevait son âme en lui enlevant les mots…»

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C’est que Yann Marussich n’était pas seul à l’œuvre, mardi soir. A ses côtés, Cyril Vandenbeusch, le photographe-alchimiste par qui tout est arrivé, l’aspergeait régulièrement d’un produit révélateur qui permettait aux lettres d’éclore. Tout, de la chambre noire au flashage en passant par la révélation progressive, rappelait d’ailleurs un labo photo. Sauf que, à la place du papier, le performeur intégralement nu, à l’exception d’un masque de chirurgien, a offert sa peau.

Le temps passe

«Le temps/passe». Ces mots d’abord sont apparus en gros sur son ventre et son dos. A vrai dire, l’inscription du dos était plus lisible que celle de face. «C’est que le torse est plus chaud, explique l’artiste après la performance. Or, la révélation marche mieux à froid, d’où les douches glacées que Cyril m’a sans cesse administrées.» Yann Marussich grelotte. Il poursuit: «Comme couche de base, nous avons dû trouver une émulsion photosensible qui résistait à la sueur. Le dernier ingrédient qui nous a sauvés? De l’agar-agar pour fixer cet enduit!»

Eh oui, la cuisine n’est jamais loin quand on utilise son corps comme outil. «C’est tellement vrai que je dois parfois interrompre ou espacer mes performances. Le bleu de méthylène que j’absorbe dans Bleu provisoire agresse mes yeux. Ce travail où tous mes fluides sont teintés en bleu est un de mes tubes, il est très demandé. Mais si je veux conserver ma vision, je dois le suspendre pour un moment. Confier cette pièce à un autre interprète? Impossible. Pour moi, la performance est indissociable du performeur», assure Yann Marussich.

Un rituel tribal

Retour à la chambre noire du Temps, mardi soir. C’est au cœur de la rédaction, dans la salle de briefing transformée pour l’occasion, que l’artiste s’est mué en homme-journal. Après le slogan «le temps passe», un flashage le bombarde de titres puisés dans les éditions du 11 septembre des vingt dernières années, l’âge anniversaire de notre quotidien. Ce flashage dure une minute trente. Dans cette forêt de mots, on peut lire «bébés», «attention», «défavorisées». A peine l’impression opère que le performeur tourne doucement sur lui-même et montre l’autre face de son corps aux spectateurs assis de part et d’autre du podium.

Tiens, sur sa poitrine, les inscriptions ressemblent plus à des peintures d’Indiens qu’à des titres de journaux. «J’ai aimé ce côté tribal, cette idée d’un rituel puissant», se souvient Sabine, la spectatrice évoquée plus haut. Au son, le musicien Denis Rollet livre une toile électronique, elle aussi passionnante et puissante, qui va de l’orage sourd aux sifflements stridents et qui jamais ne relâche la tension. «C’était très impressionnant ce grondement permanent, comme une menace qui planait sur nos têtes», observent les deux amies à l’unisson.

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Le sentiment de Morgane

Cet enthousiasme est partagé par Morgane, danseuse et historienne de l’art française, récemment arrivée en Suisse. Mardi soir, elle est venue avec une certaine anxiété face «à la douleur ou l’idée de la douleur», elle est repartie conquise.

On lui laisse les mots de la fin qu’elle a pris le soin de nous envoyer par e-mail: «Ces traces qui se sont dévoilées, ont composé des mots, des titres, étaient pleines de sens: elles disaient que derrière les gros titres de la presse, il y a toujours des corps vivants. Que le sujet soit le génocide ou le droit des femmes dans tel ou tel pays, qu’il soit diffusé massivement et inévitablement défait de «sa chair», c’est toujours au corps que l’on fait référence, à un corps qui porte, qui subit. Je l’ai senti très fort face à cette performance.»