La brume est épaisse. Comme le silence, que seuls viennent habiter des bruissements d’insectes. Dans cette pénombre voilée, on aperçoit peu à peu leurs silhouettes, majestueuses, fantomatiques: les chevaux se tiennent là, immobiles, paisibles. Le chant d’une flûte s’élève et l’un d’entre eux se roule sur le sol, s’ébroue, suivi d’un deuxième, dans un ballet désordonné. Comme un troupeau dont on aurait surpris le réveil, à l’aube, dans les herbes hautes.

Pas de prairie pourtant, mais le sable noir du chapiteau du Théâtre Zingaro qui ouvre, avec ce tableau mystérieux et poétique, son nouveau spectacle, Ex Anima. Une création que le public suisse pourra découvrir à l’hippodrome d’Avenches du 8 juin au 1er juillet. Avec quelques 25 000 spectateurs attendus sur 26 représentations, c’est un événement de taille pour la région, qui table sur la réputation de la troupe française pour booster sa fréquentation touristique estivale.

Menée d’une main de fer par l’éminent scénographe-écuyer Bartabas, Zingaro n’en est en effet pas à son premier tour de piste, et c’est un euphémisme. Depuis plus de trente ans, l’équipe, basée à Aubervilliers, mêle art équestre, théâtre, danse et musique pour créer des spectacles chorégraphiques qui n’ont rien d’une performance de cirque. Au total, l’équipe a signé une quinzaine de productions dans lesquelles chevaux et cavaliers entrent en communion. Et donnent vie à des univers toujours renouvelés: cavalcades tziganes, voltiges mexicaines ou, plus récemment, rondes d’anges déchus inspirées par l’attentat contre Charlie Hebdo.

Instincts de comédiens

Cette fois, c’est différent. Présentée par Bartabas comme son «ultime création» et l’aboutissement de toutes ses années de travail, Ex Anima fait dans la sobriété afin de mieux célébrer la beauté animale. Actuellement au nombre de 36, les chevaux de Zingaro ont tous croisé la route de l’artiste par hasard et sont devenus de fidèles partenaires. Dans sa caravane encombrée mais étonnamment confortable, Bartabas, 60 ans, explique avoir voulu leur rendre hommage: «Ils nous servent généreusement depuis trente ans et, contrairement aux humains, ils ne savent pas pourquoi ils le font. Cette fois, c’est nous qui allons les servir, en nous retirant de la scène.»

Pas de cavaliers donc dans Ex Anima. Ou alors dans l’ombre, vêtus de noir tels des marionnettistes chinois guidant délicatement leurs figurines au bout d’un fil. Sur la piste, les criollos argentins et autres lusitaniens tiennent les rênes du spectacle, chaque tableau ayant été pensé comme un canevas sur lequel ils sont amenés à improviser. Sous les yeux du public, les chevaux s’observent, s’ébattent, chahutent, bref, ils vivent, dans ce qui s’apparente à une liberté totale.

Au lieu du dressage, Bartabas et son équipe ont entrepris un fin casting: pendant huit mois, ils ont observé le comportement de chaque animal, repérant dans le troupeau les joueurs, les stoïques, les nerveux, afin d’exploiter ces traits de caractère dans les multiples scènes. «Ces choses que les chevaux faisaient d’instinct, ils ont appris à les reproduire, comme un comédien qui jouerait son solo», détaille Bartabas. Le travail est long, et l’équation équine à multiples inconnues. «Jusqu’au bout, on ne savait pas si ça marcherait, concède Etienne, l’un des cavaliers historiques de Zingaro. Notamment sur le long terme: les chevaux auraient-ils envie de jouer sous nos yeux pendant les deux ans et demi de tournée?»

Pas toujours. Le soir de la première, l’un d’eux mettra un quart d’heure à s’engager sur la poutre qu’il est censé gravir. «Au départ, j’étais catastrophé, lâche Bartabas. Mais j’ai réalisé que c’était ça, la beauté du spectacle: sa fragilité. Les chevaux sont maîtres du temps, ce qui crée une certaine concentration et une attente dans le public.»

Lire aussi: Quand les chevaux descendent dans l’Arena

Masques à gaz

C’est vrai qu’on est suspendu. A ces sabots qui crissent, ces corps qui se cabrent, sursautent ou se raidissent. Pendant nonante minutes, on scrute, voyeurs, les réactions de ces tragédiens quadrupèdes comme pour y déceler une émotion humaine. Et tenter de deviner: où commence le spontané, où finit l’enseigné?

Finalement, ça n’a peut-être pas d’importance, tant cette nature théâtralisée nous emporte. Ici, deux pur-sang se cherchent, s’ébattent, se mordillent avec fougue. Là, un groupe de hongres rejette le nouveau venu dont la robe est plus brune que la leur. Plus tard, un petit âne enhardi cherche à monter une mule qui l'ignore royalement. Des scènes brutes, poignantes, sauvages qu’accompagne à merveille le souffle des flûtes, tantôt celtiques, tantôt chinoises. Ces sonorités originelles, conjuguées à la rangée de bougies vacillantes du chapiteau, lui confèrent une atmosphère presque mystique. «Comme souvent dans mes créations, je voulais que le spectacle soit construit comme un rituel, détaille Bartabas. Mais qui ne se rattache cette fois-ci à aucune culture en particulier.» 

De temps à autre, l’homme s’immisce dans cet équilibre. Il attelle un cheval à une herse, le sacrifie au combat ou l’affuble de longs masques à gaz qui lui donnent l’allure d’un éléphant postapocalyptique. Dans une scène particulièrement surprenante, Angelo, un solide irish cob, se fait soulever à plusieurs mètres au-dessus de la piste. Une référence à l’exploitation du cheval dans les mines et, plus largement, au lourd tribut que ce dernier a payé au cours de l’histoire. «L’humanité ne serait pas ce qu’elle est sans le cheval, martèle Bartabas. Il l’a aidée à grandir, à aller plus vite, plus loin.»

Grandes divas

Si les tableaux alternent trouble et légèreté, ils restent relativement contemplatifs, voire parfois illisibles pour les non-initiés. Les amoureux des acrobaties burlesques typiques de Zingaro passeront donc leur chemin, tout comme les trop jeunes enfants qui risquent de trouver le temps long.

Mais on ne peut que saluer la prise de risque d’un Bartabas audacieux, fou de ses compagnons au point de vouloir les montrer tels qu’ils sont: vifs, imprévisibles et fiers. Dans le programme du spectacle, on les retrouve d’ailleurs un par un, photographiés en gros plan et en noir et blanc à la mode Cosette Harcourt. Telles de grandes divas de cinéma.


«Ex Anima», par le Théâtre équestre Zingaro, à l'I.E.N.A d'Avenches du 8 juin au 1er juillet. www.livemusic.ch