«Combien de fois a-t-on joué avec l'idée de rompre à un moment arbitraire avec ses habitudes de vie, d'abandonner les lieux, des amis et des travaux familiers, de plonger dans l'anonymat - et pourtant on finit toujours par se sentir très loin de cette tentation du destin!»: ces paroles, Annemarie Schwarzenbach les a démenties avant de les écrire. Invitée à accompagner un groupe d'archéologues, elle cède à l'appel et quitte la Suisse en octobre 1933 pour gagner l'Asie Mineure. Loin d'une Europe en crise et d'une famille qui sympathise avec les nazis, elle tente au cours d'un périple de six mois d'affermir son assise et de donner à ses ambitions littéraires une orientation nouvelle.
Le «Journal d'un voyage» qui en résulte sous le titre de Hiver au Proche-Orient, «laisse de côté ou tout simplement refoule ce qui a tendance à être trop personnel». Maintenant traduit, il a de quoi étonner en effet les lecteurs de la Nouvelle lyrique (Verdier) et de La Vallée heureuse (L'Aire). Son écriture intense et dépouillée dit et décrit remarquablement. Et ce pouvoir de renouvellement et de saisie de la réalité objective se retrouve dans Loin de New York, un volume de reportages des années 1936-1938, très surprenant au vu des origines de celle qui s'y exprime, et paru simultanément chez le même éditeur.
C'est une évidence à laquelle, captivé et ravi, on se rend dès la première page: le récit du voyage qui conduit l'écrivaine à travers la Turquie, la Syrie, la Palestine, l'Irak et la Perse jusqu'à la mer Caspienne témoigne d'une expressivité, d'une sensibilité et d'une acuité du regard sans commune mesure avec celles qui caractérisent en général les ouvrages de ce genre. Incroyablement réceptive devant tout ce qui s'offre à sa perception, sa narratrice enregistre au plus près de ses sens les particularités des mondes qu'elle explore. Et elle les rend plus vivants encore en les enrichissant des images, impressions et réflexions qu'ils évoquent.
Les paysages, souvent, se nimbent de mélancolie, «ce mot riche et puissant comme un crépuscule». Dans les rues de Constantinople vous assaille «une impression d'intemporalité, d'incertitude, d'impuissance qui a la saveur d'une tentation», la ville, «épée étincelante entre l'est et l'ouest», est comme «la menace de processus intemporels dépassant l'individu, voire l'humanité». Et devant Baalbek, «le désert de l'incroyance se rétrécit comme la célèbre peau de l'onagre», et subsiste pourtant «l'éternel conflit entre les différents degrés allant du méprisable à l'adorable - conflit qui distingue et condamne l'être humain».
Le scepticisme, toujours présent à l'arrière-plan, n'empêche pas l'émerveillement: devant l'embrasement de l'aurore, «ce premier cri de la création», le spectacle «lunaire et hallucinant» d'une haute chaîne de montagnes, «l'étincelant ruban de l'Euphrate». Mais il porte aussi à envisager la réalité sociale, à s'indigner de la misère, de la dure existence des paysans et des nomades, de la «sinistre religion des chiites». La voyageuse certes voit le progrès, elle rencontre en Turquie «une élite de haut niveau intellectuel qui croit aux valeurs de la raison et de la civilisation». Mais elle ne peut oublier «un monde à la veille de bouleversements profonds et inévitables» et la menace du fascisme. Ce sentiment de l'éphémère et la «reconnaissance pour chaque épisode traversé sans embûches et dans une paix relative» ajoutent à l'intensité de l'écriture et lui confèrent une attachante aura de gravité.
Ce regard prenant sur la réalité devient plus sévère encore dans Loin de New York. La misère sociale d'un pays mué en «champ d'exploitation individuelle», le sort des banlieues, des ouvriers dans les usines et à la campagne inspirent une indignation vive, belle confirmation du «généreux courage et de la droiture honnête» avec lesquels, selon Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach «attaque l'injustice».