Une hure de sanglier, les défenses en feu. Hallucination de cauchemar nourrie au gros rouge qui tache? Vous n’y êtes pas: vision séraphique plutôt, que vous auriez peut-être pu partager si vous aviez été dans les petits papiers d’Amédée VIII. Car oui, cet agrégat d’équarrissage et de pyrotechnie constituait (un peu comme la robe de mariée dans un défilé de haute couture) l’entremets final d’un banquet que le maître queux François Chiquart avait conçu pour témoigner de la munificence de celui qui fut successivement comte puis duc de Savoie, et intronisé ultérieurement (en 1440) antipape sous le nom de Félix V.

A trois doigts

C’est par ce bout-là qu’on peut empoigner la très belle exposition (L’eau à la bouche: boire et manger au Moyen Age) que le château de Chillon consacre au champ de l’alimentation durant la période médiévale. En effet, le parcours proposé d’une salle à l’autre du vénérable bâtiment fait la part belle aux riches heures de la gastronomie noble: on peut jeter un œil à l’unique manuscrit conservé du livre de Maître Chiquart (Du fait de cuisine, rédigé en 1420), et imaginer les proportions gargantuesques du banquet qu’il bâtit – les bœufs, les moutons et les porcs s’y recensent en centaines, les volailles en milliers, tout comme les calories. On peut se renseigner sur les bienséances de table (si la fourchette n’est pas encore disponible dans le Chillon du XVe siècle, il convient de se saisir de sa nourriture avec trois doigts, et non à pleine main comme un rustre), et sur les hiérarchies qui encadrent l’acte de manger – selon que vous serez puissant ou misérable, vous mangerez plus ou moins chaud, et en quantités variables. De même, selon une valorisation des productions de la nature héritée de l’Antiquité, les nourritures de bas étage, souterraines (bulbes et racines par exemple), seront réservées au peuple alors que le gibier volant, comme il s’approche au plus près du divin, finira dans l’écuelle du noble.

Le dédale des salles et des couloirs du château offre aussi la possibilité de s’aventurer dans les arrière-cuisines pour en exhumer des tâches aujourd’hui oubliées – comme celle de l’écuyer tranchant, un spécialiste rompu à la découpe de la viande. On peut se représenter des goûts: la cuisine du Savoyard Chiquart est à cheval entre les traditions française et italienne de l’époque; les viandes rôties et les épices (poivre, cannelle, maniguette, girofle, macis, galanga…) y ont bonne place, tout comme les poissons du Léman (truites, féras, brochets…); les vins sont volontiers légers (6 à 8° d’alcool en général). On peut enfin découvrir que la cuisine est aussi un abrégé de géographie politique: le marché des épices est une économie mondialisée qui s’étend, par le biais des marchands arabes, jusqu’en Chine; par opposition, les vins que l’on boit au Château de Chillon au XIVe siècle sont souvent de production locale – d’Evian et de Thonon jusqu’à Epesses et Villeneuve.

L’eau à la bouche permet également – et ce n’est pas le moindre de ses intérêts – d’apporter une réponse à une question moins simple qu’il n’y paraît: que veut dire manger à l’époque? Se nourrir est bien entendu une nécessité, mais jusqu’où cela peut-il être un plaisir? Maître d’enseignement et de recherche en histoire médiévale à l’Unil et commissaire de l’exposition, Eva Pibiri rappelle que le Moyen Age articule une troisième variable au plaisir et à la nécessité: la morale. «Pour les Pères de l’Eglise, dit-elle, la gourmandise est le premier des péchés» – l’exposition réserve d’ailleurs d’intéressants panneaux à l’invention de la gula, cette faute gloutonne. Et en effet: lorsque Eve, puis Adam croquent le fruit défendu, à quoi cèdent-ils? A l’orgueil certes, mais à la gourmandise aussi – et ce vice, souligne Eva Pibiri, est alors considéré «comme la porte ouverte à tous les autres péchés».

La lubricité du lièvre

Conséquence: s’il est nécessaire de manger, il ne faut pas y prendre du plaisir – on rappellera que le calendrier médiéval aligne à peu près 200 jours maigres ou jeûnés: Charnage ne l’emporte pas forcément toujours sur Carême, et il n’est pas interdit d’imaginer que si ce contrôle est si serré, c’est peut-être parce que, le christianisme se démarquant du judaïsme et de l’islam en n’imposant pas (ou peu) d’interdits alimentaires, il fallait bien trouver quelques boulons à serrer… Cette désespérante antienne de la tempérance concernera bien entendu au premier chef les monastères. La règle de saint Benoît, vraisemblablement rédigée au milieu du VIe siècle, indique ainsi que «rien n’est aussi contraire à tout chrétien que l’excès de table» – les moines sont prévenus: ils se serreront la ceinture et, par ailleurs, «s’abstiendront de la viande des quadrupèdes», bien connue pour pousser à la luxure. L’entrecôte rendrait égrillard? Il existe en tout cas des textes qui postulent que l’alimentation est une forme de transfert: manger du lièvre équivaut à assimiler la légendaire lubricité de l’animal, alors qu’avec le porc, c’est de la versatilité qu’on mâche.

A partir du XIIIe siècle (et plus particulièrement dès le quatrième concile du Latran, en 1215), l’Eglise renforce son contrôle sur les laïcs. Ce resserrement moral et théologique passera également par le boire et le manger; il se doublera rapidement d’un discours prophylactique médical. Eva Pibiri: «On ne va plus seulement dire que la gourmandise est mauvaise, mais qu’elle est mauvaise pour la santé» – d’ailleurs, au XIIIe siècle, dans son Régime du corps, le médecin Aldebrandin de Sienne alignera déjà des conseils de diététique, et par exemple sur l’usage du vin: «[…] de devenir yvre avienent maintes maladies si com apopletike, paralitike, espame et autres assés, et li menbres qui plus est grevés par trop boire si est li cerviele, et por ce, se doivent garder cil qui n’ont point de cerviele, de trop boire». Une manière comme une autre d’empêcher de tomber dans le péché de l’ebrietas...

Mais peut-on vraiment aller ainsi contre la nature humaine? Il est en tout cas nécessaire de prendre des gants: L’eau à la bouche rappelle qu’au XIIIe siècle toujours, un prédicateur anglais du nom de Thomas de Chobham déclarera dans sa Summa confessorum qu’«aux puissants et aux riches, qui sont habitués aux délices de la table, on ne peut imposer en pénitence une diète trop dure». Il y a un Dieu pour les goinfres.


«L’eau à la bouche – Boire et manger au Moyen Age». Jusqu’au 29 avril. Château de Chillon