«Et pour monsieur?» Jour de forte chaleur. Quatre heures de l'après-midi, dans le bar d'un hôtel parisien. «Un gin tonic, s'il vous plaît.» Douglas Kennedy part d'un rire frais, presque enfantin: «J'ai fini ma journée de travail!» Banquier? Maçon? Voleur à la tire? Pas du tout: romancier à succès. Cinq cents mots dans les débuts d'un roman, de 1000 à 1500 vers la fin, jamais moins et six jours par semaine, sans faiblir. Un boulot comme les autres en somme, sauf qu'il a compris quelque chose d'essentiel, Douglas Kennedy: l'art et la manière de saisir ses lecteurs à l'endroit, sensible et délicieux, où l'ennui du quotidien croise à la fois le désir de changement et la crainte des embêtements prévisibles. La façon, aussi, de donner corps à ce télescopage, sans quitter le domaine du vraisemblable.
Monsieur et Madame Tout-le-monde, ses héros favoris, sont embarqués sur la grande roue du Luna park, englués dans leur train-train, leurs habitudes, leurs conformismes, quand soudain pffuit! la nacelle se détache et se met brusquement à voltiger dans l'inconnu. Avec des conséquences variables, mais toujours prenantes - les histoires de Douglas Kennedy, depuis Cul-de-sac (Gallimard, 1998) jusqu'au dernier, Les Charmes discrets de la vie conjugale (Belfond, 2005), sont ce que les Anglo-Saxons appellent des page-turners, des ouvrages dont on tourne les pages sans pouvoir s'arrêter. Mais comme tous les livres réussis, les siens offrent plus qu'une simple intrigue à suspense: un portrait plutôt fin, plein d'humour et mené au trot de l'individu moderne, dans une Amérique bourrée de contradictions.
Succès garanti, ventes par centaines de milliers d'exemplaires et notoriété à l'avenant dans tous les pays, à une exception près - et de taille: aux Etats-Unis, pays d'origine de Kennedy (il est né à New York, en 1955), son éditeur, chez Hyperion, aurait aimé qu'il s'en tienne à une veine plus sentimentale, celle des Désarrois de Ned Allen (Belfond, 1999). «On a déjeuné ensemble et il m'a dit: on veut un livre comme celui-là chaque année.» Douglas Kennedy n'est pas du genre à se prendre exagérément au sérieux ni à prendre des airs penchés. Simplement, ce déjeuner a marqué un tournant dans sa vie d'auteur. L'amateur fou de Flaubert et de musique, l'athée pour qui «l'art est une religion», l'ancien auteur de pièces de théâtre, le journaliste culturel devenu riche à millions par la grâce de ses livres a décidé de ne pas jouer le jeu du best-seller léger et confortable. «En tant que romancier américain, mon devoir est de poser à ce pays des questions difficiles.» Moyennant quoi son dernier roman n'est toujours pas publié aux Etats-Unis. «Mon éditeur m'a dit qu'il était vraiment trop politique», informe l'auteur, pas plus ému que ça. On se pince: Hannah, l'héroïne des Charmes discrets de la vie conjugale, est rattrapée par l'histoire post-11 septembre pour de bien modestes agissements et vieux de trente ans, qui plus est - pas de quoi fouetter une puce.
Mais telle est cette Amérique où Kennedy ne vit plus depuis longtemps: plongée dans ce qu'il appelle une «guerre culturelle» où la philosophie des pères fondateurs n'a pas toujours le dessus, loin de là. Lui s'est éloigné très vite de ce pays où il avait été élevé dans le confort d'un milieu aisé. Direction Dublin, où il fut étudiant du Trinity College (il a aujourd'hui la double nationalité irlandaise et américaine), puis différents pays d'Europe et finalement Londres, où il vit en compagnie de sa femme (la même depuis vingt-trois ans, source d'étonnement inépuisable pour les chroniqueurs) et de ses deux enfants. Avec, chaque mois, un crochet rituel d'une semaine à Paris, dans un studio du Quartier latin. Son cauchemar, c'est l'idée du «domicile fixe». Là où, dit-il, «l'ennui arrive».
L'ennui. Sa bête noire. Son monstre domestique. Et sa source d'inspiration, aussi: «C'est l'une des explications principales du comportement humain, explique-t-il. La cause de bien des problèmes, à commencer par le divorce. «Et de bien des dérapages, comme celui, très spectaculaire, de L'Homme qui voulait vivre sa vie (Belfond, 1998), où un yuppie se retrouve en train de découper le cadavre de l'amant de sa femme. Les personnages s'ennuient (spécialement dans le cadre du mariage), mais pas longtemps et les lecteurs, jamais. «Moi, j'aime tourner les pages d'un livre, affirme Douglas Kennedy, et je me sens une responsabilité vis-à-vis de mes lecteurs, à qui je prends quand même plusieurs heures de leur vie. «Peut-on être populaire et sérieux à la fois? «J'ai décidé que oui, dit l'écrivain. Regardez Maupassant...»
Sérieux dans les questions qu'il soulève, mais aussi dans sa façon de quadriller le temps qui passe, peut-être encore pour lutter contre l'ennui. Chacun de ses onze livres, - huit romans et trois récits dont un passionnant Au pays de Dieu, voyage dans l'Amérique des fondamentalistes chrétiens (Belfond, 2004) -, naît de cinq brouillons successifs, qu'il corrige avec l'aide de ses éditrices anglaise et française. En mai 2007, paraîtra La Femme du cinquième, le premier de ses récits à prendre comme décor principal, non pas les Etats-Unis, mais la France - en l'occurrence Paris et son cinquième arrondissement. Et, en homme organisé, Douglas Kennedy a déjà entouré dans son agenda de l'année prochaine la date du 7 janvier. Ce jour-là, il sait déjà qu'il pondra 500 mots: les premiers de son prochain livre, le douzième, dont il ne dit encore rien. Un boulot, on vous dit.