Déjà du temps des Romains
Son cours naturel ne mesure que quelques dizaines de mètres. Au-delà, un premier barrage témoigne de l’exploitation de son courant régulier, dont les racines sont anciennes. Le Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie a publié en 1922, sous la plume de Willy Habicht, une histoire des «industries de Serrières à travers les âges». Ce titulaire d’un doctorat en sciences commerciales et économiques situe la trace des premiers meuniers au XIVe siècle. Ils furent suivis de forgerons et de scieurs. Le nom Serrière – sans «s» pour la rivière, avec «s» pour ce quartier rattaché à la ville de Neuchâtel – vient de «serra» ou «sarra», signifiant la scie ou la scierie. Les meules étaient actionnées par la rivière, il y avait aussi des battoirs et des «rebattes» pour le traitement de l’avoine, de l’orge, du froment, du chanvre et du lin.
Le site a cependant été habité bien avant le XIVe siècle. La découverte de vestiges lors de travaux effectués dans une vigne en 1908 confirme en effet que les bords de la Serrière avaient été occupés par les Romains. «On croyait que c’était une villa romaine, c’étaient en fait des thermes publics aménagés à côté de la rivière», raconte Monique Chevalley, guide-interprète du patrimoine, spécialiste de la rive nord du lac de Neuchâtel. Des fouilles approfondies ont été effectuées après la désaffectation des abattoirs voisins, ce qui a permis de mettre ces vestiges en valeur. Ils jalonnent la partie inférieure de la rivière, désormais canalisée pour lui permettre de passer par-dessous l’autoroute A5 et d’aller se jeter dans le lac dans un discret coin des rives réaménagées.
Un débit plus régulier que le Seyon
Le débit constant de la Serrière a facilité l’implantation d’autres artisans, raconte l’auteur Willy Habicht. «Il était plus régulier que celui du Seyon», confirme Monique Chevalley. On y a fabriqué des couteaux, de la monnaie, des poudres, du tabac, de l’huile et d’autres objets encore. «Il y avait là une trentaine de moulins, ainsi qu’un plan incliné qui permettait de descendre le bois au fond de la gorge, près de la source», précise-t-elle. Encore intact aujourd’hui, l’un des plus beaux fleurons de cette époque est le moulin de la Voûte. Construit sur le lit de la rivière, il se divise en plusieurs parties. Il a été reconstruit au XVIe siècle et transformé à plusieurs reprises. Avec sa tourelle, ses ornements de façade – plusieurs boules ainsi qu’un petit cochon – auxquels on attribue des vertus apotropaïques, il reste l’une des plus belles curiosités du site.
L’invention de l’imprimerie révolutionna la vie professionnelle du lieu. Les premières papeteries s’installèrent en Suisse au début du XVe siècle dans le canton de Fribourg et à Bâle. Le 25 juillet 1477, le comte de Neuchâtel, Rodolphe de Hochberg, accorda à deux citoyens le droit de battre le papier à Serrières. Il leur céda une place pour édifier le battoir et une grange pour essuyer le papier, ainsi qu’une parcelle de terre. A partir de ce moment-là, la papeterie, installée dans la partie supérieure de la petite vallée, en devint l’une des principales activités. Sur un plan de Serrières publié par Willy Habicht, on recensait en 1811, outre la papeterie, une fabrique de faux, des laminoirs, des forges, des moulins, un polissoir et des scieries. Plusieurs générations d’Erhard Borel – six ont porté le même prénom – se sont succédé à la tête des papeteries, qui restèrent aux mains de la même famille jusqu’en 1887. Elles cessèrent leurs activités en 1981.
L’arrivée de Philippe Suchard
La partie supérieure du cours d’eau est désormais affectée à d’autres activités. Une division du groupe Philip Morris ainsi qu’une entreprise de décoration et d’architecture d’intérieur ont pris leurs quartiers sur la rive gauche. La rive droite est dorénavant occupée par La Résidence, un gros bloc de logements réservés aux étudiants. La Serrière se fraie aujourd’hui encore un chemin à ciel ouvert entre les deux constructions. Çà et là, quelques bribes de prairie naturelle traduisent la volonté de conserver un peu de verdure sur ses berges.
Deux ponts élevés enjambent la rivière. Le plus ancien, routier, a été réalisé à l’ère napoléonienne. Il porte le nom du maréchal Alexandre Berthier, que l’empereur avait nommé prince de Neuchâtel entre 1805 et 1814. Il mesure 60 mètres de long et domine le fond du vallon d’une vingtaine de mètres. Le second est le viaduc ferroviaire construit en 1858. L’empire Suchard s’étendait entre les deux ouvrages ainsi qu’en contrebas du pont Berthier.
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Né en 1797, d’origine dauphinoise et boudrysane, Philippe Suchard apprit le métier de confiseur à Berne et ouvrit sa première boutique à Neuchâtel en 1822. Comme d’autres avant lui, il fut attiré par la force motrice de la Serrière, qu’il jugea idéale pour installer sa chocolaterie. Il racheta plusieurs usines métallurgiques abandonnées et inaugura sa première fabrique en 1826. Le site de production se trouvait au fond de la gorge, soit une trentaine de mètres au-dessous du pont ferroviaire, à l’extrémité duquel une gare fut aménagée en 1890. C’est pourquoi il fit construire en 1892 un funiculaire ainsi qu’un réseau de rails à voie étroite reliant les différentes usines. Grâce à ce système ingénieux, il put hisser ses marchandises jusqu’à la gare. Ce monte-charge a été démoli en 1954. Le silo à sucre qui a été érigé sur cet emplacement en 1967 existe toujours. Après le départ de Suchard, il eut une vie de restaurant japonais, de studio de cinéma et d’habitation.
La nouvelle vie serriéroise
Construite en béton armé, en métal et en brique, l’usine rouge implantée entre les deux ponts porte sur son toit l’inscription «Cacao Suchard», qui rappelle ce passé de douceur que lui a conféré Philippe Suchard. L’immeuble abrite aujourd’hui des lofts, un atelier protégé et de l’artisanat. On peut accéder au pont Berthier par un ascenseur intérieur et une passerelle. Au pied de cet ouvrage se trouvait naguère une grande fabrique élégante appelée L’Orientale, bâtie sur ce qu’on appelle l’«Ile», entre la rivière urbanisée et un canal de dérivation. Après sa destruction par un incendie en 1957, elle fut remplacée par un bâtiment sans âme dans lequel on a fabriqué les légendaires Sugus, raconte Monique Chevalley.
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De part et d’autre de cet édifice destiné à la démolition – des logements le remplaceront –, on se retrouve au cœur de la nouvelle vie serriéroise. Au pied du pont Berthier, côté ouest, bienvenue à La Mezzanine, l’atelier de coworking dont les occupants s’emploient à faire revivre le quartier. «Nous voulons faire redécouvrir les aspects historiques du lieu à la population, recréer une vraie communauté villageoise, mettre ce patrimoine en exergue, nous connaître les uns les autres, raconter le passé et le présent et montrer ce que nous avons envie de faire du futur», raconte avec verve et passion Florence Jordan Chiapuzzi, coresponsable de l’agence de communication, marketing et graphisme Tribu, qui s’est installée ici et se définit comme un «collectif d’agents provocateurs». Sa grand-mère et son grand-oncle ont travaillé pour la fabrique de chocolat, à la confection des Sugus ou comme jardinier-paysagiste. «On a tous de près ou de loin un lien avec Suchard et on vit avec ses fantômes», raconte-t-elle.
En travers de la gorge
Il faut dire que le départ du fabricant de chocolat vers d’autres cieux, entre 1990 et 1993, a laissé un grand vide et est resté en travers de la gorge, au sens propre comme au sens figuré, des Neuchâtelois. L’entreprise a fusionné avec Tobler, a été intégrée dans plusieurs groupes internationaux successifs (Jacobs, Philip Morris, Kraft, Mondelez) et s’en est allée. «La vie s’est figée. Nous la faisons revivre aujourd’hui», poursuit Florence Jordan Chiapuzzi. Le bon goût du Milka et du Sugus a laissé la place à l’amertume de la restructuration et de la délocalisation. Ces marques existent toujours. Mais elles sont fabriquées ailleurs et tout Neuchâtelois qui se respecte vous dira que, adaptées aux sensibilités gustatives internationales, elles n’ont plus la même saveur.
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D’importants travaux vont encore perturber cette nouvelle vie serriéroise. Le bâtiment des Sugus doit être détruit, un nouvel immeuble abritant des logements sera construit. Il contribuera lui aussi à redonner vie au quartier. Cela permettra surtout de remettre en valeur l’élégant moulin de la Voûte ainsi que la fontaine mauresque imaginée par ce grand amateur d’orientalisme qu’était Philippe Suchard. A la fin des années 1860, il s’était aménagé un minaret au-dessus du toit de sa maison, située un peu plus haut dans le village. Puis, en 1873, il avait fait orner un ancien bassin en pierre, construit cent ans plus tôt aux abords de la rivière, d’un encadrement rappelant l’Alhambra de Grenade. Cette fantaisie est aujourd’hui écrasée par le béton de l’immeuble industriel qui lui fait face. Elle retrouvera son faste et sa visibilité une fois que ce bout de vallon aura, à son tour, été réaménagé.
Prochain épisode: L’Orbe
Faire revivre l’esprit du chocolat
Après l’ère commerciale dopée par l’essor de la papeterie, après la glorieuse épopée Suchard, Serrières vit une nouvelle vie. Les artisans et commerçants du lieu se sont mobilisés pour mener de nouvelles expériences participatives et collectives. Depuis trois ans, ils organisent deux fois par année des Afterworks Suchard, l’un en été (dans les ruelles), l’autre en hiver (à l’intérieur), pour «faire redécouvrir le quartier et en partager la culture», confie l’une de ses instigatrices, Florence Jordan Chiapuzzi, de l’agence de communication Tribu.
Avec une collègue, Monique Chevalley, membre de l’Association suisse des guides-interprètes du patrimoine (Asgip.ch), organise des visites guidées en costume, l’usine hydroélectrique de Viteos ouvre ses portes, l’escape room installée dans un ancien bâtiment également (mais là, il faut les ouvrir soi-même pour trouver la sortie), des concerts animent le temple, l’atelier Alfaset propose de retourner en enfance en s’amusant avec des jeux en bois, la bière de la brasserie artisanale coule aussi abondamment que les flots de la rivière, des spécialités d’horizons divers sont servies. Des images d’archives font revivre le riche passé du lieu, comme cette affiche de l’ancienne fabrique L’Orientale, construite en 1890 par l’architecte Eugène Colomb mais détruite par un incendie en 1957.
Et le chocolat, demanderez-vous? Il n’est pas tombé dans l’oubli. Il revit lui aussi. Grâce à Catherine Vallana, qui a grandi à proximité des fameuses fabriques. Maman de six enfants, elle a réalisé son rêve de gosse, devenir chocolatière, à 42 ans. Elle a créé un lieu de rencontre autour de la fève, Choco emotionS, dans lequel elle organise des ateliers de fabrication et de démonstration ainsi que divers événements chocolatés ouverts à tous. Mais il faut s’extraire de la gorge pour la trouver, car elle a pris ses quartiers dans une petite rue qui la surplombe, entre le pont Berthier et le viaduc ferroviaire.
Slalom industriel et oriental
Pour bien s’imprégner de la riche histoire de ce court cours d’eau, le meilleur plan consiste à remonter la rivière puis à contempler le site d’en haut. Comme point de départ, Monique Chevalley suggère les ruines romaines mises au jour à côté des anciens abattoirs. En contrebas se situent les seize maisons ouvrières de la Cité Suchard construites entre 1886 et 1896. En face des anciens thermes, à côté de la tarterie réputée dans toute la région, on s’engouffre dans l’étroite rue Emer-Beynon, au bout de laquelle se dresse le majestueux moulin de la Voûte. On se glisse sous le bâtiment par le passage du Temple et l’on entre dans la rue des Usines. On peut accélérer le pas, le bâtiment dans lequel on confectionnait les Sugus ne présentant guère d’intérêt. Mais on s’arrêtera quelques mètres plus haut devant la fontaine mauresque, fruit de l’esprit oriental cher à Philippe Suchard.
On remonte ensuite la rivière entre les immeubles de la grande époque industrielle, aujourd’hui occupés par des logements, de l’artisanat et des ateliers communautaires. Au fond du vallon, un détour par l’insolite source de la Serrière s’impose. On revient sur ses pas et l’on remonte le chemin de la Papeterie jusqu’à la rue des Battieux. La passerelle du viaduc ferroviaire et le pont Berthier offrent des points de vue saisissants sur le canyon. A l’extrémité ouest de ce dernier ouvrage, on salue le buste de Philippe Suchard réalisé par le sculpteur veveysan Charles Reymond à la fin du XIXe siècle. Puis on redescend au point de départ par la rue Guillaume-Farel et l’on admire au passage le minaret dont l’industriel avait coiffé sa maison.