Shakespeare, les raisons du succès
Théâtre
Le Royaume-Uni célèbre samedi 23 avril les 400 ans de la mort de Shakespeare. Pourquoi son œuvre fascine-t-elle toujours autant et continue-t-elle à nous interpeller avec une vigueur inégalée?

La scène est frappante. Le Roi Lear vient d’abdiquer et de déshériter Cordelia, pourtant de loin sa fille préférée. Le royaume s’en trouve bouleversé. Gloucester, son fidèle vassal, met ce bouleversement au compte des éclipses du soleil et de la lune qui ont récemment perturbé le ciel de l’Angleterre. Là-dessus Gloucester sort de scène. Edmund, son (mauvais) fils, resté seul, tourne aussitôt en dérision ce qu’il nomme la «stupidité» du monde de croire en une quelconque relation entre les astres et les événements humains. C’est l’enchaînement des deux répliques qui est important. Shakespeare ne prend pas parti entre elles, il se borne à représenter leur contradiction. Ce faisant, il nous permet de saisir très exactement l’époque qui est la sienne et qui se situe à l’intersection de deux âges: un âge (théocentrique) qui s’achève et un âge qui commence (un âge marqué par le doute ou par ce qu’une historienne a nommé «la rupture du cercle», du cercle de la perfection).
Est-ce parce que nous nous situons nous aussi à l’intersection de deux âges (disons l’âge d’une histoire des nations et l’âge d’une forme de mondialité que nous avons autant de mal à comprendre qu’à accepter) que Shakespeare nous paraît si actuel? Quatre siècles après sa mort, son œuvre n’a non seulement rien perdu de son pouvoir de fascination mais elle continue à nous interpeller avec une vigueur inégalée. Shakespeare est notre miroir: c’est en lui et sur lui que nous projetons ou que nous mettons à l’essai nos manières de nous comprendre. Shakespeare marxiste, antimarxiste, psychanalyste, freudien, jungien, Shakespeare protestant, Shakespeare (crypto) catholique, Shakespeare post-colonial, Shakespeare féministe ou antiféministe, Shakespeare et la déconstruction, autant de variations, toujours renouvelées, de notre propre questionnement. A lui seul, le natif de Stratford semble être devenu le sujet d’une réflexion qui, durant des siècles, préférait s’appuyer sur Eschyle, Sophocle et Euripide, ses trois grands prédécesseurs de l’antiquité.
Sex-appeal
A quoi un si prodigieux succès est-il dû? On s’en doute, la réponse à cette question ne peut être que multiple. A sa langue, d’abord. Que cette langue ait vieilli est incontestable. La preuve est que, pour la comprendre, il est besoin de toutes ces notes de bas de page qui ornent invariablement les éditions de ses pièces. Mais ce vieillissement n’affecte en rien son inventivité ou ce qu’il vaudrait mieux nommer son génie, sa fraîcheur. Shakespeare ne dispose pas seulement du plus vaste lexique dont un dramaturge puisse se vanter, il fut aussi un créateur de langue, tant sur le plan du lexique que celui des expressions, des raccourcis ou des extensions stylistiques ou rhétoriques. Comme Luther pour l’allemand, Shakespeare a montré comment plier la langue à des fins de signification nouvelles. Il est capable aussi bien de dire le plus possible avec le moins de mots possible – par exemple «Ripeness is all», «la maturité, c’est tout», dans King Lear – que le moins possible avec le plus de mots possibles – voyez par exemple les discours de Falstaff ou ceux de Polonius.
Il sait oser les contradictions et les paradoxes pour leur faire signifier juste le genre d’excès nécessaire à convoyer le sens qu’il a à l’esprit. Voyez, par exemple, dans l’éloge funèbre que Cléopâtre offre d’Antoine, dans Antony and Cleopatra, ce que la reine a à dire de la générosité de son amant défunt: «Pour ce qui est de sa bonté, il n’y avait pas d’hiver en elle, elle était un automne, toujours plus riche à mesure même qu’on le moissonne». Ailleurs dans cette pièce, la même figure du paradoxe sert à définir l’incroyable pouvoir érotique de la reine: «other women cloy the appetite they feed, but she makes hungry where most she satisfies», «les autres femmes saturent les appétits qu’elles nourrissent, mais elle affame là même où elle rassasie.» Doutez après cela qu’aucune figure féminine du théâtre universel ait plus de sex-appeal!
«Tous les coins de la terre»
Mais bien sûr ce n’est pas seulement à sa langue que Shakespeare doit son pouvoir. Cette langue est mise au service d’une pensée qui, certes, ne peut se formuler que grâce à la diction poétique, mais qui n’en reste pas moins branchée sur une saisie de la réalité dont la caractéristique la plus frappante, peut-être, est son horizon universel. Comme l’écrivait Hazlitt en 1819 «il n’y avait pas acception de personnes avec lui. Son génie éclairait aussi bien le mal que le bien, la sagesse que la stupidité, le monarque que le mendiant: «Tous les coins de la terre, les rois, les reines et les états, les vierges, les matrones, et même les secrets de la tombe» sont mis à nus par son regard. Il était comme le génie de l’humanité, changeant à loisir de place avec nous et jouant avec nos intentions comme avec les siennes […] Il n’avait qu’à penser à quelque chose pour devenir aussitôt cette chose, avec toutes les circonstances l’accompagnant.»
Cette variété se reflète dans les genres qu’il aborde autant que dans le traitement particulier qu’il donne à chaque genre. On passe de la comédie la plus légère (La Mégère apprivoisée, Les Joyeuses Commères de Windsor) à la tragédie la plus sombre (Macbeth), des pièces historiques les plus profondément greffées sur le filigrane de la mémoire collective britannique (Richard III, Henri IV) aux comédies sérieuses (Comme il vous plaira, La Nuit des Rois), des grandes tragédies tant historiques que mythiques (Jules César, Coriolan, Hamlet, Othello) à la suite des romance plays, de ce que la France aurait nommé des tragi-comédies mais qui sont aussi autre chose par la présence d’une sorte de grâce dont le caractère quasi surnaturel relève, semble-t-il, autant de l’artifice de théâtre que d’une proximité religieuse.
Emerveillement magique
Sans doute, Shakespeare n’est-il pas tout entier dans toutes ses pièces: on ne trouvera pas dans les trois pièces consacrées à Henri VI, qui marquent le début de son œuvre autour de 1590, la même profondeur que celle qui suivra Hamlet. Comme tout auteur, celui-ci s’est développé. Mais son développement ne se laisse résumer par aucune des formules par lesquelles les critiques tentent d’habitude d’enfermer les œuvres dont ils s’occupent dans le lit de Procuste de leur façon de penser. Qui pourrait expliquer, par exemple, comment le sombre désespoir qui imprègne Macbeth peut faire place, cinq ans plus tard, à l’émerveillement magique du cinquième acte du Conte d’hiver ou à celui de La Tempête? Comme son personnage de Hamlet, Shakespeare nous fascine peut-être avant tout par le fait même qu’il bute en lui-même sur une obscurité qu’il ne peut ni tirer tout à fait au jour ni cesser passionnément d’interroger.
Le poète Keats, dans une lettre à ses frères qui date de décembre 1817, dit que la qualité qui marque superlativement Shakespeare est ce qu’il nomme «Negative Capability», la capacité négative, c’est-à-dire, ajoute-t-il, la capacité pour un être de rester dans l’incertitude, le mystère, le doute sans vouloir réduire ceux-ci de manière indue. Cette qualité, – que seul, peut-être Molière, partageait en France – est évidente partout. Rappelez-vous Hamlet: «… Quel chef-d’œuvre que l’homme, si noble en raison, si infini dans ses facultés, dans sa forme et sa démarche si adapté et si admirable, dans ses actions si pareil à un ange, dans son esprit si pareil à un dieu: la beauté du monde, le parangon des animaux – et pourtant, pour moi qu’est-il sinon la quintessence de la poussière?» La mélancolie du Prince ne l’empêche pas, dans sa lucidité si touchante, de saisir à la fois la grandeur et la misère de l’homme, à la fois sa proximité aux dieux et son affinité avec la poussière. Et Hamlet est loin d’être seul.
Plusieurs vies
Au dernier acte du Conte d’hiver, presque dix ans après Hamlet, au moment même où les vicissitudes d’une vie ou plutôt de plusieurs vies trouvent à se dénouer et leurs pertes à se réparer, le gentilhomme qui décrit la scène des retrouvailles royales précise-t-il que ses protagonistes «avaient l’air d’entendre des nouvelles d’un monde rédimé, ou d’un monde détruit» avant d’ajouter qu’à voir la passion qui les avait saisis de stupeur tout entiers «on ne pouvait dire si elle était joie ou si elle était souffrance, bien qu’à coup sûr elle fût l’extrémité de l’une ou de l’autre.» C’est précisément par cette manière d’aller aux extrêmes, par cette incertitude, par cette impossibilité de trancher entre la rédemption et la destruction, la souffrance et la joie que l’image que Shakespeare nous propose de la réalité est si profonde, est si vraie.
A la fin du Roi Lear, Gloucester, à qui on a crevé les yeux, et qui erre guidé par Edgar, son (bon) fils, s’entend dire ces mots que j’ai déjà cités: «Men must endure/Their going hence as their coming hither./Ripeness is all. Come on.» («Les hommes doivent endurer/leur fin comme leur venue au monde./Être mur, voilà tout. Allez.») A quoi il rétorque: «And that’s true too», et cela aussi, c’est vrai. La «ripeness», la maturité, ou maturité d’esprit, répond, les commentateurs l’ont noté depuis longtemps, à la «readiness», à la disposition à être prêt dont parlait Hamlet («The readiness is all»). Quatre siècles après avoir disparu, cette disponibilité, cette maturité, Shakespeare nous les propose, comme il les proposait déjà à l’époque à ses contemporains. En ce sens, il est encore devant nous, loin, très loin devant.