Le prodige de l’acteur Simon McBurney

Le comédien britannique offre une fabuleuse odyssée au cœur de l’Amazonie, au Théâtre de Vidy dès mardi

L’acteur britannique Simon McBurney est un envoûteur. En préambule de The Encounter, à l’affiche du Théâtre de Vidy du 8 au 12 septembre après le festival d’Edimbourg, on n’imagine pas ses pouvoirs. On se rappelle certes l’avoir aimé dans Magic in the Moonlight, le dernier film de Woody Allen, dans lequel il joue un magicien désenchanté. Mais on ne soupçonne pas son aptitude à faire d’un spectacle une traversée en bordure de songe, qui vous désaxe pour vous conduire vers une galaxie inconnue.

A la tête de l’institution lausannoise, Vincent Baudriller peut s’enorgueillir à double titre de la présence de Simon McBurney: d’abord parce qu’il est l’un des coproducteurs d’une pièce qui fait déjà date; ensuite parce que le comédien et sa compagnie, Complicite, une institution dans le monde anglo-saxon, n’étaient jamais venus en Suisse romande. Les festivaliers de La Bâtie peuvent en profiter: des navettes sont prévues depuis Genève.

Voyez donc Simon McBurney, sa casquette sur le crâne, son mètre septante de rugbyman habitué à arracher le ballon dans la mêlée. Sur la scène, juste une table, des micros et quelques bouteilles d’eau. Il vous parle comme à la maison, des photos que ses enfants prennent, de cette mémoire à rallonge qu’ils constituent, de son enfance à lui qui ne tient qu’à une poignée de films en super-8. Dans sa main gauche, un smartphone, dans sa droite une cassette VHS. Il la lâche, elle vole en éclats: mille souvenirs dans un lacis de vieilles bandes. «Le réel est construction, fiction…», commente-t-il. Il vous invite à poser sur les oreilles le casque qui vous fait face. Et à fermer les yeux.

Ce casque, vous ne le quitterez plus. Simon McBurney vous pénètre, il parle avec l’accent américain soudain, il est le photographe Loren McIntyre (1917-2003). On est en 1969, Loren a 52 ans, il est admiré pour ses reportages en Amérique latine. Un avion le lâche en pleine Amazonie, il veut photographier les Mayoruna, mais il se perd, et brûle d’une terrible fièvre. Il se voit mourir. C’est alors que le miracle se produit: les Mayoruna le recueillent; un chaman le guérit; une amitié naît entre lui et le chef de la tribu, Barnacle.

Ils n’ont pas les mêmes mots? Qu’importe. Loren est initié à des rites qui favorisent une autre communion, spirituelle et organique. Il est lavé de son matérialisme et appelé à éprouver le temps, celui des étoiles et des plantes, celui de la rivière. Temps d’avant les horloges, tellurique et intérieur. Le voilà transformé à jamais. Cette révélation en forme de libération a fasciné l’écrivain roumain Petru Popescu. Il lui a inspiré un livre, Amazon Beaming, que Simon McBurney adapte dans The Encounter.

Mais écoutez à présent. A fleur de tympan, la jungle feule, les moustiques batifolent. Le grain grave de Simon McBurney, lui, ressuscite Loren, Cam, cet indigène qui parle portugais et qui sert de traducteur, mais aussi tout le peuple de la forêt résolu à revenir au commencement, à renouer avec l’origine. Simon n’est pas seulement une bouche pour l’humanité de The Encounter. Il est la musique du périple: il piétine les bandes des cassettes et c’est la forêt qui crépite. Surtout, il est cet acteur-chaman qui exsude l’histoire dont il est le porteur, capable de s’en extraire à volonté aussi. Voici qu’une voix de fillette suspend le jeu. C’est la petite de Simon. Juste une présence sonore: «Je n’arrive pas à dormir, papa. J’ai faim.» Et le comédien de jouer alors le père interrompu en plein travail. Il lui donne un biscuit. Elle retourne au lit. Il froisse l’emballage devant un micro: c’est un brasier, l’Amazonie qui vous reprend.

La grandeur de The Encounter, c’est son dispositif, sa stratégie pour conduire le spectateur à vivre sur le plan esthétique une expérience qui rappelle celle de Loren McIntyre. Simon McBurney réactive un rituel qui a à voir avec les veillées d’antan. Il infuse l’épopée dans les cerveaux. Et il transmute sa matière en langue nourricière, dont le sortilège est de balayer les balises spatiales et temporelles, de vous extraire du théâtre, de vous projeter là-bas, au bord du fleuve, dans les flammes d’une cérémonie, dans l’éblouissement d’un psychotrope, mais aussi de vous ramener à vous-même, à ce pays aux frontières indéfinies que chaque individu forme. Va-et-vient entre le cosmos et le cocon. The Encounter est une transfusion initiatique: comme les drogues qu’absorbe Loren, il a l’ambition de liquéfier les dogmes qui sont nos bornes.

Envoûteur, cet acte-là? Oui, mais dans l’espoir que l’intelligence jouisse d’un soleil inédit. Simon McBurney, 57 ans, ses yeux azur à l’ombre d’une casquette, son jean mité de teenager, vous le dit après la représentation. En amont du spectacle, il a fait le voyage en Amazonie. Il a séjourné dans un village, a vécu à son rythme, a été admis à des cérémonies. Il a découvert des êtres dont l’obsession n’est pas seulement de défendre leurs droits, mais de faire connaître leur culture. «Ils sont branchés, engagés politiquement. J’ai eu l’occasion de survoler des immenses champs de soja qui ne pourraient pas pousser sans des insecticides puissants qui détruisent la terre en profondeur. Ce sont des multinationales qui les exploitent et c’est nous qui consommons ce soja. Les gens de la forêt luttent contre ça. Et c’est aussi le sujet de la pièce.»

Le théâtre selon Simon McBurney est une machine à forer le présent, à exhumer des couches d’humanité perdue, afin, peut-être, de désamorcer les catastrophes à l’horizon. L’artiste l’envisage ainsi, avec sa bande de Complicite, non pas en tribun, mais en joueur merveilleux qui a la conviction que la partie n’est pas perdue. Comme pour Peter Brook, dont il a été proche, la scène est pour lui espace de connaissance, c’est-à-dire, quand l’alchimie opère, de renaissance. Cet amour de la recherche, il le doit sans doute à son père, Charles McBurney, archéologue britannique fameux.

Les os de mammouth, il connaît. «Gamin, j’étais toujours avec lui, sur les sites au pays de Galles ou à Jersey. Sur les planches, je fouille aussi, mais c’est un peu différent. Au départ, il y a à peine un texte, deux trois idées, un chaos total surtout. C’est pas à pas que je construis la trame. Mon travail a une dimension musicale: les gestes, les sons, les objets, tout doit s’interpénétrer avec harmonie.»

Simon McBurney, c’est Prospero, le magicien de Shakespeare. Il vous parle dans une nuit de tempête d’un rivage miraculeux.

The Encounter, Théâtre de Vidy, du 8 au 12 sept.; navettes depuis Genève, je 10 à 17h30; sa 12 à 15h30; rens. www.vidy.ch; www.batie.ch

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Simon McBurney

«Je voudrais que le public incorpore l’histoire, qu’il l’éprouve physiquement»