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Sofia Coppola réconcilie finesse, pudeur et modernité dans «Lost in Translation»

Dans une merveilleuse scène de La Fugue (Night Moves, 1975) d'Arthur

Dans une merveilleuse scène de La Fugue (Night Moves, 1975) d'Arthur Penn, le détective privé Gene Hackman tente de consoler la jeune fugueuse Melanie Griffith qu'il a rattrapée en lui expliquant que rien ne devient plus simple avec l'âge. Tout Lost in Translation, qui raconte la brève rencontre entre un acteur quinquagénaire (Bill Murray) et une jeune épouse désœuvrée (Scarlett Johansson) dans un grand hôtel de Tokyo, est à l'image de cette consolation paradoxale: entre humour et tendresse, avec un soupçon de tension érotique, peut-être même romantique. C'est dire l'originalité et la réussite du deuxième film de Sofia Coppola (32 ans), qui fait mieux que confirmer les promesses de son vaporeux The Virgin Suicides (1999). Avec un ton bien à elle, la fille a d'ores et déjà rejoint son père Francis au firmament du cinéma américain.

Au contraire d'autres cinéastes récemment attirés par le Japon pour y traquer les signes de la dernière modernité (Demonlover d'Olivier Assayas) ou constater l'irréductible fossé entre civilisations (Stupeur et tremblements d'Alain Corneau), Sofia Coppola y aura surtout cherché un ailleurs susceptible de radicaliser le sentiment de flottement de ses personnages. Vedette sans doute sur le déclin, Bob Harris n'a pas su résister à un peu plus d'argent vite gagné: 2 millions de dollars pour un spot publicitaire où il vantera une marque de whisky. Jeune diplômée en philosophie, Charlotte n'a fait quant à elle que suivre son mari John, photographe, en reportage dans les milieux branchés de Tokyo. Souffrant du jet lag et d'insomnies, ils se retrouvent la nuit au bar de l'hôtel. Ils ne seraient pas plus décalés sur une station spatiale.

Evidemment, ce qui peut faire le prix d'une histoire aussi simple, c'est le style. Chance, Sofia Coppola en a à revendre. Ni du genre tapageur aux effets m'as-tu-vu, ni du côté de l'étirement et de l'ellipse à la manière asiatique. Un style plutôt nourri par un talent d'observatrice hors du commun, qu'elle parvient miraculeusement à restituer intact dans sa mise en scène. On peut parier sans risque qu'elle-même a connu ce sentiment à la fois angoissant et libérateur d'une solitude absolue dans un pays étranger. Certains lui ont déjà reproché ses notations humoristiques aux dépens de figures secondaires comme une starlette américaine en tournée promotionnelle, l'épouse indifférente de Bob au bout du fil, ou pire, la plupart des Japonais rencontrés. C'est méconnaître la justesse de ces notations dès lors qu'on accepte ce point de vue forcément subjectif et «incorrect».

Petit à petit, au cours d'une semaine, l'homme mûr qui s'est perdu et la jeune femme qui se cherche finissent par se rapprocher malgré tout se qui les sépare. Une folle nuit en ville avec des amis de la jeune femme s'achève par des confidences sur l'oreiller. Rien ne s'est passé, comme on a coutume de dire, et pourtant la rencontre de deux âmes a eu lieu, qui complique tout. Avec une finesse rare, la cinéaste s'arrange pour le faire ressentir plus qu'elle ne le montre vraiment. Le jour suivant, par exemple, Charlotte se rend seule hors de Tokyo et croise de jeunes mariés à la mode traditionnelle dans un jardin d'une parfaite harmonie: séquence muette, «inutile» et cependant bouleversante. Toute la nostalgie ancrée dans un univers de néons bariolés et d'hôtels aseptisés, de commerce et de consommation, d'étourdissements et d'amours échouées, envahit soudain l'écran.

Le film est entièrement fait de tels moments, mélancoliques ou comiques, comme le tournage surréaliste de la fameuse publicité où Bob tente de suivre les directives d'un jeune réalisateur survolté. Tôt ou tard, le double sens du titre (la perte de sens par voie de traduction et le sentiment d'aliénation par déplacement géographique) entre en résonance poétique avec le récit. A ce moment, la cinéaste a gagné son pari d'un film apparemment modeste mais terriblement insidieux, qui s'infiltre doucement dans les cœurs pour ne plus les lâcher. En Bill Murray, génial de grandeur fatiguée, et Scarlett Johansson, sorte d'alter ego mutin, elle a trouvé les interprètes idéaux: un couple improbable qui nous accroche au-delà de toute espérance. Et au moment des inévitables adieux, elle trouve encore une fois le moyen de nous épater par sa délicatesse. Chapeau bas!

Lost in Translation,

de Sofia Coppola (USA-Japon 2003), avec Bill Murray, Scarlett Johansson, Giovanni Ribisi, Anna Faris.