«On recommence depuis le début?» Le magnétophone s'est arrêté, la cassette défile dans le mauvais sens. Pragmatique, Martin Fröst ne perd pas le nord. Lui, qui vient du fin fond de la Suède, laisse un souvenir étincelant dans le Concerto pour clarinette de Mozart qu'il jouait en début d'année aux côtés de Ton Koopman et de l'OCL à Lausanne. Son corps entier participe à la musique. La grâce des gestes, l'infinie palette de nuances, la capacité de faire virevolter les sons comme s'il était traversé d'un souffle supérieur le distinguent du lot des clarinettistes. Mais quand il parle, c'est une autre paire de manches.

Il faut lui arracher les mots, sans cesse le relancer pour qu'il daigne se livrer. Qui est ce garçon élancé, dont le regard bleu polaire, les manières si ordinaires ne trahissent à aucun moment la flamme qu'il recèle? Martin Fröst, 34 ans, prend chair lorsqu'il est sur scène. C'est là qu'il se dévoile, qu'il se métamorphose. C'est là qu'avec sa clarinette il ouvre les portes de son âme, entre en communion avec le public, entamant une danse qui tient d'une chorégraphie. «J'aime jouer des œuvres où le compositeur incite le musicien à se dépasser et à se mettre en scène.» Suit une enfilade de noms aussi obscurs que les fjords norvégiens. Car Martin Fröst passe son temps à créer des œuvres de compositeurs scandinaves (dont un Concerto du Finlandais Kalevi Aho avec le BBC Symphony Orchestra reçu récemment à bras ouverts à Londres) méconnus en basses terres d'Europe.

Un souvenir émerge. Quelque chose qui a éveillé sa vocation d'entertainer. «Juste après mes études, j'ai incarné le protagoniste principal dans un opéra qui a beaucoup tourné en Allemagne. Il fallait danser et jouer comme un acteur. Ce goût du mime et de la chorégraphie m'est resté.» Martin Fröst a alors 23 ans. Il n'a pas encore gagné le Concours de Genève, il n'est pas couvert de prix et de bourses. La scène en impose. Et pourtant, le garçon se démène, outrepasse sa crainte du ridicule et décroche une nomination comme «interprète de l'année» 1995/1996 décernée par le magazine Opernwelt. L'opéra Der Rattenfänger, de Wilfred Hiller and Michael Ende, lui aura donc inculqué le goût du risque. D'où ce subtil mélange entre un répertoire classique et des œuvres contemporaines.

Mais Martin Fröst est comme tout le monde. Si la clarinette est venue un jour lui souffler ses sortilèges à l'oreille, c'est grâce à Mozart. Brossons le tableau: Solefte, ville de quelque 100000 habitants au nord de la Suède. La musique fait partie des meubles, surtout dans cette famille où deux parents médecins s'adonnent aux joies des quatuors de Mozart et jouent dans des orchestres amateurs. «Ce n'est rien d'anormal, beaucoup de médecins sont éperdus de musique.» Leurs enfants, trois garçons, emboîtent le pas. L'aîné fait du piano; le deuxième, le petit Martin, troque le violon pour la clarinette; le cadet s'éprend de l'alto. «C'est en écoutant le Concerto de Mozart dans la fameuse version de Jack Brymer et de l'Academy of St-Martin-in-the-Fields que j'ai eu envie de commencer la clarinette.» Coup de foudre, qui l'amène à dompter son souffle.

Eduqués en bons garçons de famille (on les emmène au concert, on leur achète des instruments), les frères travaillent côte à côte leurs gammes. «Jusqu'à récemment, nous jouions souvent en trio. Moi-même, j'ai fait partie d'un dixie-band quand j'avais 9 ans.» Vocation avortée, tant Mozart reste le prince des lieux. Ce sera la musique classique qui incitera Martin, après avoir apprivoisé le fameux concerto, à partir à Stockholm pour des études au conservatoire. Il ira parfaire sa science à Hanovre auprès de Hans Deinzer, «pape de la clarinette», qui fut aussi le professeur de Sabine Meyer. Lauréat du Concours de Genève en 1997 (il a alors 25 ans), couvert de prix (dont le nippon Music Award), Martin Fröst fait carrière sans se précipiter. Parcours banal, en somme.

Et pourtant, son jeu rougeoie de mille couleurs. Ses sonates de Brahms, gravées avec son partenaire Roland Pöntinen sous le label Bis, sont une leçon d'humanité - ce que signifie le souffle en musique. Son Concerto de Mozart, joué sur une clarinette de basset, dégage une telle fraîcheur qu'il est arrivé en tête d'une sélection à l'aveugle par le magazine français Classica-Répertoire. «Mozart a découvert la sonorité de la clarinette. Il y a de l'espoir, dans ce concerto, mais aussi une mélancolie sourde: Mozart sourit à travers les larmes.» Ses escapades en terres contemporaines, là où il se révèle le plus inventif, l'incitent à étoffer son jeu. «Je fais un projet par an. J'adore travailler avec des compositeurs et des chorégraphes.» Et d'évoquer toutes ces œuvres qui bouleversent le rituel du concert, le plus bel exemple étant ce monodrame pour clarinette, orchestre et danse du Suédois Anders Hillborg (Peacocks Tales) que Martin Fröst a joué plus de 120 fois en intégrant le mime. Une satire sur la vanité, qui tranche avec un tempérament déterminé, certes, mais dépourvu de toute ambition facile.

Martin Fröst et Julien Quentin, en concert aujourd'hui à 11h à l'Eglise de Verbier. Rens.: http://www.verbierfestival.com