De 1923 à 1964, Martin Bodmer noircit les dizaines de milliers de pages de 150 petits carnets à la couverture bleu turquoise. Le grand collectionneur de livres s’y révèle en penseur goethéen de la littérature mondiale – ou Weltliteratur en version originale (lire ci-dessous) – et en architecte du fonds de témoignages écrits qu’il a récoltés au fil des ans. Dans le nonante-huitième de ces carnets, daté de 1947, il écrit ainsi la chose suivante: «[…] une image du Tout de la littérature – qu’on la tienne pour locale, historique, nationale, ou au contraire mondiale – implique une sélection! (C’est là le principe fondamental de l’historiographie, tout comme de l’art!) Qu’inclut-on? Que laisse-t-on de côté? Pourquoi!?»

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Si l’on se réfère à ce qu’en dit la Fondation Martin Bodmer elle-même, qui met en valeur à Cologny l’héritage de celui qu’on surnomme parfois le «roi des bibliophiles», le legs de ce dernier représente quelque 150 000 pièces qui couvrent un espace d’humanités allant de papyrus égyptiens à des autographes de Borges, en passant par des manuscrits du Roman de la rose, le corpus des premières éditions de Shakespeare ou de Molière et (littéralement) des dizaines de milliers d’autres choses. Réunir les cristallisations écrites du génie humain quelles que soient ses hypostases historiques, géographiques, linguistiques ou culturelles, telle est, résumée à l’extrême, la ligne qui a guidé les choix de Martin Bodmer dans la constitution de sa collection.

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Ce fonds de livres précieux, la Fondation Martin Bodmer le met en exergue depuis plusieurs décennies, par exemple par le biais de multiples expositions. C’est là l’une des vies possibles des livres. Il en existe aujourd’hui d’autres, la plus prégnante étant celle de la numérisation – qui assure à la fois un vœu de préservation et l’objectif d’une démultiplication de l’accessibilité. La collection Bodmer n’a pas échappé à ce débat: en 2014, trois chercheurs de l’Université de Genève (Michel Jeanneret, Jérôme David et Radu Suciu) commencent à imaginer une idée allant en ce sens, et qui prendra le nom de Bodmer Lab. Très vite, ce fameux questionnement bodmérien («Qu’inclut-on? Que laisse-t-on de côté? Pourquoi!?») s’est imposé à eux: «D’anciens projets de numérisation ont avorté parce qu’ils se voulaient exhaustifs», explique Jérôme David, aujourd’hui codirecteur du Bodmer Lab. Impossible en effet, sauf à contrevenir aux lois de la physique et des finances, de prétendre traiter l’entier de ce fonds dans un laps de temps acceptable.

Une archeologie 

Le choix des documents à numériser s’est alors fait selon plusieurs critères. Le premier est très général: la littérature secondaire a été laissée de côté, au profit des sources. Le second s’envisage comme une radiographie – sinon une archéologie: «Nous nous sommes rendu compte, poursuit Jérôme David, que la collection Bodmer est en fait une collection de collections: on y trouve des ensembles qui sont plus ou moins indépendants, autonomes – mais qui sont reliés dans un projet intellectuel global.»

Ces ensembles peuvent être le reflet des passions du collectionneur, comme celle qu’il entretient pour Goethe, ou la conséquence d’opportunités d’achat: lorsque Martin Bodmer, à la fin des années 1930, se porte acquéreur de la collection d’autographes (comprenez: de manuscrits) réunie par Stefan Zweig, il hérite d’un panorama bâti par les goûts et l’horizon d’attente de ce dernier – en d’autres termes, il accueille dans son giron ce qui est déjà une construction intellectuelle.

Il fallait que nos efforts profitent à des chercheurs. Idéalement, nous voulions lier la cohésion de certains fonds avec des champs de recherches existants, et faire reconnaître notre travail dans une communauté donnée

Jérôme David, codirecteur du Bodmer Lab 

La collection Bodmer est donc une pléiade de pôles. Et c’est en partie cette structuration particulière qui a orienté l’équipe du Bodmer Lab vers une économie de numérisation tout à fait spécifique: plutôt que de numériser arbitrairement d’un point A à un point B, Jérôme David et son équipe ont focalisé leur attention sur des ensembles de textes qui pourraient coïncider avec les préoccupations de spécialistes: «Il fallait que nos efforts profitent à des chercheurs. Idéalement, nous voulions lier la cohésion de certains fonds avec des champs de recherches existants, et faire reconnaître notre travail dans une communauté donnée.»

Ce faisant, le Bodmer Lab inverse l’ordre généralement établi des entreprises de numérisation: au lieu de produire une masse de documents sans se poser explicitement la question de leurs destinataires, il identifie les besoins des chercheurs et tente d’y répondre en mettant à leur disposition certaines parties de la collection – s’assurer de la pertinence d’une numérisation avant de l’effectuer, c’est ce que Jérôme David résume par l’étiquette de smart data.

Ces ensembles, l’équipe du Bodmer Lab a choisi de les baptiser du beau nom de «constellations». Elles sont pour l’heure au nombre de dix, et elles sont belles comme des hymnes: on nommera la «Faust», qui donne accès à 206 (!) éditions du chef-d’œuvre de Goethe (versions originales et traductions comprises); la «Collection de Bry», un vaste recueil de récits de voyages richement illustrés, publiés entre les années 1590 et 1630; la «Bodmer Papyri», une série de papyrus grecs et coptes contenant entre autres des fragments de Thucydide, des comédies de Ménandre ou un Evangile selon saint Jean; la «Early Modern English Books», dans laquelle on trouvera plusieurs premières éditions de Shakespeare; ou encore la «Rabelais», qui permet par exemple de s’aventurer, par le biais de la superbe édition sortie en 1552 des presses parisiennes de Michel Fezandat, dans le torrent du Quart livre des faits et dits héroïques de Pantagruel, dernière œuvre publiée de son vivant par Maître Alcofribas Nasier.

Chacune de ces constellations est placée sous l’autorité tutélaire d’une équipe de spécialistes dédiés, attelés à en donner une valorisation scientifique. Les résultats sont tangibles: responsable de la constellation «Faust», Christophe Imperiali (Université de Berne) a ainsi développé une impressionnante base de données des éditions illustrées du texte goethéen, permettant une recherche par scène, personnage, illustrateur, etc. Devani Singh et Lukas Erne, de l’Université de Genève, ont quant à eux publié Shakespeare in Geneva (aux Editions Ithaque), qui offre une description détaillée du fonds shakespearien de la collection Bodmer. A la tête de la «Collection de Bry», Matthieu Bernhardt (Université de Genève) propose quant à lui des traversées pleines d’intelligence et de beauté dans ces récits de voyage aux Indes occidentales et orientales. Les constellations sont un mariage heureux entre un fonds et une communauté de chercheurs – «une forme de sérendipité», ponctue Radu Suciu, lui aussi codirecteur du Bodmer Lab.

Mettons maintenant le cap sur une autre constellation. Son intitulé («Didactique de la littérature») peut sembler aride, mais c’est peut-être celle dont la fécondité sera la plus globale, et en particulier parce qu’elle permet de s’ouvrir sur la cité en s’adressant à ses représentants en devenir: les élèves. Gérée par Jérôme David et Chloé Gabathuler, de la HEP Valais, cette constellation-ci se donne pour objectif de répondre à plusieurs questions, qu’elle libelle ainsi: «Quels usages scolaires envisager de[s] données [du Bodmer Lab]? Peut-on imaginer des étudiants travaillant sur des corpus numérisés? Comment fournir aux enseignants des ressources propices à l’élaboration de cours de littérature connectés à un patrimoine culturel en ligne?»

La réflexion est la suivante: lire, en classe, Le corbeau et le renard sur une photocopie donne accès au texte de La Fontaine. C’est déjà bien, mais c’est à peu près tout. Par contre, avoir la possibilité, via une tablette, de consulter l’édition parisienne de 1838 illustrée par Jean-Jacques Grandville ouvre sur tout le contexte de l’histoire du livre, et par exemple sur les corps de métiers nécessaires à sa réalisation: éditeurs, typographes, imprimeurs, illustrateurs, etc. Cette éducation numérique et la «plus-value cognitive» (le terme est de Jérôme David) qu’elle promet, le Bodmer Lab entend les proposer dans un avenir proche, via le Département de l’instruction publique (DIP), aux classes genevoises. Gageons que ces veinardes du bout du Léman ne seront pas, à terme, les seules à en profiter.

On l’aura compris, le tropisme du Bodmer Lab se comprend sous l’angle de la fructification (dans le domaine scientifique) et de l’ouverture (dans le champ scolaire). Mais pas uniquement: «Au-delà de notre mission de recherche et d’enseignement, nous avons une mission de communication avec le grand public», explique Radu Suciu. «Nous n’essayons pas uniquement de transmettre du savoir sur les œuvres de la collection, mais aussi du plaisir», complète Jérôme David.

Cette volonté de désenclaver passe par un autre type d’initiatives développées par le Bodmer Lab: des «déclinaisons» (c’est le nom choisi pour ces pas de côté) très concrètes, qui lorgnent du côté de l’artistique et/ou du ludique – on mentionnera ainsi «Varietas de Bry», un projet de jeu en ligne développé en partenariat avec la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD) et basé sur la constellation du même nom. Pour Radu Suciu, ces «produits dérivés» (non, ce n’est pas un gros mot) sont une manière de «donner une nouvelle vie» aux trésors de la Fondation Martin Bodmer, et d’en imaginer des modes de consommation inédits. C’est surtout, à l’opposé d’un savoir qui peut paraître intimidant, un très beau chemin de réappropriation culturelle.