Il y a eu malaise. C’était pendant le Winterreise de Schubert, lundi soir, à l’Eglise de Rougemont. Le grand baryton-basse Matthias Goerne chantait le cycle le plus poignant du compositeur viennois avec le pianiste Leif Ove Andsnes dans le cadre des Sommets Musicaux de Gstaad. Au dehors, une pluie froide et des bourrasques hivernales. A l’intérieur, un public emmitouflé sous les voûtes de l’église romane pour écouter cette musique sublime.

Puis voilà qu’en plein «Lindenbaum» («Le Tilleul»), le cinquième lied du cycle, Matthias Goerne s’interrompt. Il apostrophe une auditrice assise au premier rang. Il lui fait comprendre (en anglais) qu’il ne peut plus continuer à chanter si elle tape des sms sur son smartphone. Autant dire que ça a jeté un coup de froid! «Elle doit s’en aller!», insiste Matthias Goerne qui refuse de reprendre avant que ladite auditrice se soit exécutée. Ce qu’elle fit, sous les applaudissements du public (mais fallait-il vraiment applaudir?).

Bref, le temps de reprendre ses esprits pour le chanteur comme pour le public, et Schubert a repris son pas lent et lancinant au fil de ce Voyage d’hiver sans concession. La voix du baryton-basse est admirable. Elle oscille entre textures veloutées et éclats plus âpres (voire rauques parfois). Soudain, la voix se densifie et laisse surgir des bourrasques tempétueuses. On ne peut s’empêcher de penser que ces accès de fureur, au détour d’une phrase, sont exacerbés par l’incident que l’on vient de vivre dans la salle. Car le visage du chanteur devient écarlate pour mieux se recomposer et prendre une contenance plus avenante dans des lieder à la mélancolie étreignante.

L’accompagnement de Leif Ove Andsnes est de premier ordre. Le pianiste norvégien ne «subjectivise» pas le discours schubertien; il met à nu la trame mélodique de chaque lied. Le piano est très bien timbré, les accords équilibrés. On ne trouvera ici aucune volonté de s’approprier la musique, mais plutôt un respect de la partition (presque excessif parfois) qui laisse la musique parler d’elle-même. «Die Krähe» («La Corneille») est de toute beauté: on y trouve une candeur sur les mots «Wunderliches Tier» qui soudain s’estompe pour basculer dans le néant. Ce sont ces ruptures de climat, cette amertume douce-amère, l’équilibre fragile entre espoir et désespoir qui font toute la richesse de l’interprétation. Un voyage sans retour (on l’a vu pour la malheureuse auditrice) dont on ne ressort pas indemne.