Pour assurer une diversité de l'offre de films dans les cinémas, faut-il s'en remettre au seul marché ou demander à l'Etat qu'il joue l'arbitre? Tout indique que le Conseil des Etats, qui aborde ce jour la nouvelle loi fédérale sur le cinéma, ne se déchirera pas sur le sujet: le texte proposé par le Conseil fédéral est d'une extrême prudence. Mais il a le mérite de cadrer le débat. Cette loi couvre à la fois le soutien à la production et la distribution. Par exemple, l'aide automatique au nombre d'entrées en salle («Succès cinéma») y est officialisée. Le point central réside dans l'instauration d'une taxe subsidiaire, d'un à deux francs par ticket, dont les distributeurs et les exploitants devront s'acquitter s'ils ne présentent pas, comme ils se sont engagés à le faire dans une déclaration commune, une offre «conforme» à la diversité. C'est-à-dire que les films proposés «proviennent en nombre suffisant de pays différents» et qu'ils «représentent des genres et des styles divers». De fait, l'Office fédéral de la culture, promu instance de surveillance, a laissé entendre que la part de marché actuelle des films américains, autour de 75%, servira de référence. Mais à l'heure où fleurissent les projets de multiplexe (50 en Suisse, selon une étude du cabinet zurichois Rütter et Partner) et les concentrations tous azimuts, ce volontarisme fédéral, basé sur des critères pour le moins élastiques, fera-t-il long feu? La conseillère fédérale Ruth Dreifuss s'en défend.

Ruth Dreifuss: Les multiplexes sont plus inquiétants en termes d'urbanisme et d'aménagement du territoire que de promotion du cinéma: perte de substance des centres urbains, création de lieux commerciaux mal desservis par les transports publics… Mais je n'y vois pas une menace sur la diversité de l'offre cinématographique. Celle-ci dépend de nombreux facteurs, notamment le fait que les écrans ne soient pas trop occupés par un certain type de productions. Elle dépend aussi de l'amour des distributeurs et des propriétaires de salles pour le cinéma, même s'ils doivent s'installer dans des supermarchés, ainsi que de l'amour d'un public de cinéphiles, qui continuera d'exister. Il n'y a donc pas de critère culturel qui permette d'interdire les multiplexes.

Le Temps: Dans la nouvelle loi, le gouvernement assure qu'il veillera à la diversité de l'offre tout en s'en remettant à la branche pour s'autoréguler. N'est-ce pas un peu naïf?

– La branche a pris des engagements, elle admet que l'on contrôle la réalisation de ses objectifs, elle accepte aussi une taxe si nécessaire. La taxe prévue dans le nouveau projet de loi consiste, pour nous, à dire aux distributeurs: «Certes, le cinéma est aussi un commerce et un marché. Merci néanmoins de faire cet effort en faveur de la diversité et de la promotion culturelle. Mais si vous ne réalisez pas l'objectif commun, vos marges seront réduites par une taxe qui a un caractère d'amende. Vous serez «punis» si vous vous laissez glisser sur la pente des films faciles.» Ce système vise bien celui auquel on doit s'adresser, le distributeur ou le propriétaire de salles. Au spectateur, nous ne voulons en aucun cas prescrire les films qu'il devrait voir, mais lui donner la chance de trouver sur les écrans les films qu'il aime.

– On a l'impression que tout est fait pour ne pas appliquer cette taxe…

– Nous espérons en effet ne jamais avoir à l'appliquer! Mais nous n'hésiterons pas si nécessaire. Un distributeur devra montrer qu'il a mis en place un mécanisme qui marche et qui est prometteur. Sinon, c'est l'amende. Nous ne souhaitons pas dicter la programmation, mais empêcher le blocage des écrans. Nous ne voulons pas que le terrain soit bétonné et que rien d'autre ne puisse pousser.

– En Suisse, l'aide publique aux salles qui prennent des risques est très faible. On soutient la production, mais on s'occupe peu de l'autre bout de la chaîne…

– Dans beaucoup de grandes villes, des salles reçoivent un soutien et vivent bien dans leur niche. Regardez à Genève, les cinémas qui fonctionnent avec une programmation particulière ne manquent pas. J'ai l'impression que depuis le ciné-club et la salle des amis de l'Instruction publique, où j'ai fait mes premières expériences, la situation s'est nettement améliorée. La Suisse a beaucoup à offrir à ses cinéphiles. Et grâce à «Succès cinéma», les exploitants de salles sont les premiers bénéficiaires de la diversification de l'offre: ils touchent 35% des «primes» à la diversité et à la promotion du film suisse.