Le syndicat du spectacle romand lance une cellule pour lutter contre le harcèlement: «D’autres affaires sortiront»
Abus
Dès le 1er novembre, les professionnels de la culture subissant du mobbing, du harcèlement ou des discriminations pourront faire appel à une cellule spéciale. Un projet pilote lancé par le Syndicat suisse romand du spectacle. Sa secrétaire générale, Anne Papilloud, croit au changement

La troupe de danse valaisanne Interface, le Béjart Ballet Lausanne, la compagnie genevoise Alias… ces derniers mois, les affaires de mobbing et de harcèlement sexuel n’ont cessé de secouer le monde culturel romand. Des abus qui ont germé dans l’ombre des coulisses durant des années, avant d’exploser au grand jour à la surprise (quasi) générale. Passé le choc, cette question: que faire pour empêcher ces cas de se multiplier?
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Le Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS) propose aujourd’hui un début de solution: une cellule ressource, joignable gratuitement et anonymement par téléphone ou e-mail dès le 1er novembre. Dans la foulée, une association, Safe Spaces Culture, a été créée, pour plancher sur d’autres outils de prévention. Signe que les choses bougent, affirme la secrétaire générale du syndicat, Anne Papilloud.
Le Temps: Ces affaires ont été passées sous silence durant des années. La preuve d’un cruel manque d’écoute et d’accompagnement au sein des institutions culturelles?
Anne Papilloud: En tant que microstructures, beaucoup d’entre elles n’ont pas de personne chargée des RH. En cas de difficultés, il n’y a donc aucune procédure à suivre. Alors même qu’il peut se créer, dans le domaine culturel comme dans d’autres, un lien de dépendance forte entre l’artiste et son supérieur hiérarchique, détenant le pouvoir d’influencer la suite de sa carrière. Si on combine tout cela à la concurrence forte et à une grande précarité, les comportements problématiques deviennent complexes à gérer. C’est le sens du dispositif que nous mettons sur pied: pallier cette absence de structure, en offrant aux personnes en situation difficile des interlocuteurs à qui s’adresser.
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Qui sont-ils?
Une équipe spécialisée dans la souffrance au travail, basée à Morges, regroupant psychologues, médecins du travail et juristes. Les professionnels et professionnelles du monde de la culture, salariés comme indépendants (qui n’avaient jusqu’ici pas accès aux mêmes protections), pourront les contacter pour expliquer leurs problèmes anonymement. Cette cellule leur proposera des outils afin de mieux se défendre. Ils ou elles seront au besoin réorientés vers une association du secteur, s’il s’agit d’un problème d’ordre syndical par exemple, ou vers la justice en cas de situations de harcèlement ou de mobbing.
Il était important que ces personnes de confiance soient extérieures aux institutions?
Oui! Le fait que tout le monde se connaisse, y compris au sein des syndicats et des associations, complique parfois les situations. Certains ne souhaitent pas prendre contact avec nous. La cellule représente une ressource supplémentaire. Mais nous aurons besoin d’un soutien politique et financier notamment des pouvoirs publics, car le syndicat n’a pas, tout seul, les moyens de soutenir ce projet.
Dans le cadre de l’affaire BBL, vous aviez vous-même recueilli de nombreux témoignages…
Une cinquantaine. Dans ce genre de crises, il y a tout à coup une explosion des demandes: il faut une structure capable de les gérer, aussi parce que cela devient lourd psychologiquement. On entend des histoires terribles. C’est la raison pour laquelle nous avons confié le mandat à une entreprise formée à ce type de situations et non à une personne seule. La cellule garantit une réponse dans les cinq jours.
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Vous avez le sentiment qu’avec la succession des affaires la parole se libère?
Oui. Dans l’affaire du BBL, beaucoup m’ont dit qu’ils ou elles n’avaient jamais parlé de ce qui leur était arrivé et que le fait de lire des témoignages dans la presse avait fait office de déclencheur. Le fait qu’une condamnation ait été prononcée cet été à la suite du dépôt de plainte d’une jeune femme [envers le chorégraphe de la compagnie genevoise Alias, ndlr] n’est pas non plus anodin. Une des choses qui freinent, c’est le sentiment que parler ne servira à rien. Là, les gens réalisent que les mots peuvent changer les choses. Dans ce sens, la réaction des autorités de tutelle aux différentes affaires est fondamentale.
Et puis c’est aussi une question de génération. A mon époque, on avait beau se rendre compte qu’on vivait des choses inacceptables, l’inacceptable était normal. Aujourd’hui les jeunes, aussi bien hommes que femmes, disent «non». Je pense que d’autres affaires sortiront. Mais dans l’idéal, notre dispositif évitera que de nouvelles ne se développent, en permettant de tirer la sonnette d’alarme dès que quelque chose cloche.
On imagine que rien n’est moins simple dans le monde du spectacle, où le corps est un outil de travail, et les zones souvent grises…
Ce n’est pas pour rien que ces histoires sortent dans les domaines de la culture et du sport: il est plus compliqué de savoir où se situent les limites. Depuis quelques années déjà, notre syndicat organise d’ailleurs des formations abordant ces questions, et notamment celle de la nudité. Souvent, il n’est pas clair pour tout le monde que la loi qui s’applique est la même, que l’on soit danseur, avocate ou cuisinier. Des workshops qui n’avaient pas toujours suscité beaucoup d’intérêt… mais les choses changent. Nos collègues anglo-saxons, eux, ont pris de l’avance en mettant en place des protocoles selon lesquels, par exemple, un professeur de théâtre ou un chorégraphe ne peut pas toucher un ou une élève sans demander l’autorisation.
Est-ce la direction que l’on prend aussi en Suisse romande?
Notre culture n’est peut-être pas aussi réglementaire, mais il y a une vraie prise de conscience quant à la nécessité de réfléchir à ces pratiques. L’association Safe Spaces Culture veut d’ailleurs se pencher sur d’autres outils, dont des questionnaires et des chartes. Avant tout, nous espérons fédérer les divers acteurs du domaine, mutualiser les forces et étoffer l’offre. Pour que, dans l’idéal, plus personne ne se retrouve seul face à la souffrance.