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Témoignages de la terreur

Le «Journal» de Zinaïda Hippius décrit avec une lucide cruauté l'ivresse folle de la guerre, le pourrissement et la surenchère de la révolution bolchevique entre 1914 et 1920.

Zinaïda Hippius. Journal sous la terreur. Trad. de M. Gourg, O. Melnik-Ardin, I. Sokologorski. Ed. du Rocher, 535 p.

L'intelligentsia russe appela de toutes ses forces le malheur qui lui échut avec la transformation de la révolution en terreur. Gorki se méfiait fondamentalement du peuple, qu'il connaissait bien, et dénonça en Lénine et Trotski deux apprentis sorciers qui ouvraient la boîte diabolique des mauvais instincts du peuple. La terreur rouge fit l'objet d'un décret du 5 septembre 1918. Deux textes viennent ajouter au paysage de cette Russie en état de guerre civile cruelle. L'un est du journaliste Sergueï Melgounov, chef d'un petit parti socialiste en 1917, plusieurs fois arrêté, et finalement émigré (La Terreur rouge en Russie 1918-1924, Ed. des Syrtes). Son livre date de 1923, il est doté d'une préface très pertinente de l'historien Georges Sokoloff. Le constat de la torture dans les nouvelles geôles «rouges» est argumenté et terrifiant.L'autre est le Journal de la femme coryphée du symbolisme russe, Zinaïda Hippius, qui signait le plus souvent d'un pseudonyme masculin, Antoine L'Extrême. Elle avait vu le Diable, trois fois en chair et en os, tout comme Vladimir Soloviev avait eu trois visions de Sophia, la Sagesse. Les trois visites eurent lieu en 1901, 1918, et 1925.

Le diable de 1917 avait l'air d'un agent provocateur de la Tchéka. On était en plein éboulement de la Russie, Hippius et son mari (un mariage blanc qui dura cinquante ans), Dimitri Merejkovski, voyaient le déchaînement par la fenêtre: ils habitaient en face du palais de Tauride où siégeait le Soviet. Ils voyaient les foules piétiner le parc, Kerenski et les ministres se faire applaudir ou honnir. Le Journal de Zinaïda Hippius, qu'elle appelle «le carnet noir», commence avec la guerre et s'achève à Varsovie en 1920 - nous n'en avons qu'une partie. Les Merejkovski, accompagnés de leur compagnon de toujours, Dmitri Filosofov franchirent illégalement, en janvier 1920, la frontière avec la Pologne. Ils séjournèrent à Varsovie avant d'aller à Paris, bénissant l'armée polonaise dans la guerre polono-soviétique qui fit rage en cette année.

Le couple était, grâce à Zinaïda, d'une lucide cruauté dans beaucoup de ses jugements: l'ivresse folle de la guerre, puis le pourrissement général, la surenchère, la complaisance de l'intelligentsia envers les brutes, tout est nauséeux. L'épisode du «complot» (avorté) du général Kornilov, la volte-face de Kerenski dans cette tragi-comédie sont vus comme une comédie grotesque (Cholokhov enflera l'épisode à l'extrême dans Le Don paisible). Leur position allait contre tous: les socio-démocrates, les constitutionnalistes, Milioukov autant que Kerenski. La Russie allait-elle se traîner jusqu'à l'esclavage? Il faut vouloir, écrit Hippius, et plus personne ne veut rien d'exact, de pertinent. Kerenski, d'abord jugé avec indulgence, finit par la culbute. Gorki est un Hottentot gentil qui a eu sa verroterie.

Le couple misait sur Boris Savinkov, qui avait assassiné Plehvé, le premier ministre, en 1903, puis le grand-duc Serge; il était un de leurs amis et elle avait tenu sa plume pour le roman qu'il avait écrit en 1913, Le Chevalier blême. Des pressentiments apocalyptiques communs les liaient. Savinkov fut ministre sous Kerenski, assassiné plus tard par la Tchéka.

Les jugements couperets se succèdent dans ce Journal. Mais on ne saurait refuser à Hippius, outre sa morgue et sa misanthropie, une étonnante capacité à tenir le pouls de la rue, à traquer les lâchetés de l'intelligentsia face au chaos grandissant, et l'indifférence de fond de l'Europe: «Europe! Au nom de la raison universelle, au nom de la culture unifiée de l'humanité, incline l'oreille vers nous! Entends notre voix à demi étouffée. Nous avons beau être des Russes, nous appartenons au même et unique Esprit!» Les canailles vendent la Russie à Brest-Litovsk. Les laquais socialistes de gauche se joignent aux canailles bolcheviques. La Russie devenue une charogne. Et les Wells et autres compagnons de route nagent dans l'aveuglement...

Voici venues les perquisitions, la terreur rouge, la dictature des illettrés, c'est «un esclavage assyrien»: l'expression sera reprise par Nadejda Mandelstam dans ses Mémoires. Hippius est un mélange de lucidité générale, et d'aveuglement dans les jugements particuliers. Et surtout l'âme «cerclée de fer» de la Madame Roland russe (moins l'échafaud!) n'entraîna personne. Les jeux se faisaient ailleurs, les visions du diable n'y changeaient rien. Mais quel regard derrière ce face-à-main!