Antoine Volodine a été récompensé par le Prix Médicis pour son livre Terminus radieux. Le Prix Médicis étranger a été décerné à l’Australienne Lily Brett pour Lola Bensky.

Terminus radieux: cette fois, c’est vraiment la fin. L’échec de la Deuxième Union soviétique, l’effondrement du capitalisme, la catastrophe nucléaire ont eu lieu. Dans cette «totale absence d’avenir», errant à travers des steppes saturées de métaux lourds, quelques êtres survivent. Des humains? Pas sûr: dans le monde d’Antoine Volodine, les frontières entre hommes et bêtes, morts et vifs sont floues. Les catégories de durée et d’espace ne ressemblent pas aux nôtres non plus. L’univers où errent ses personnages se situe dans un temps indéterminé, celui des mythes et des contes, et pourtant il est ancré dans une réalité très familière. Le paysage, comme très souvent chez Volodine, est celui de la taïga – hautes herbes, forêts, vent sur la steppe. La beauté est intacte mais c’est une beauté empoisonnée.

Depuis deux mois qu’ils ont fui l’Orbise dévastée, les luttes sanglantes, trois combattants – Ilouchenko, Kronauer et Vassilissa Marachvili – ont été exposés aux rayonnements de centrales nucléaires en décrépitude. Ils sont à bout, pas encore morts, «médiocrement» vivants. Kronauer, le moins atteint, décide de partir chercher de l’aide. Avant d’atteindre «Terminus radieux», il subira des épreuves dignes des héros de légende.

Sur ce kolkhoze règne Solovieï, figure ambiguë – anarchiste sympathique, soi-disant «chaman bolchevique», ogre totalitaire et violeur. Au centre du village, la pile atomique, devenue folle, s’est enfoncée dans le sol où elle continue à émettre. La Mémé Oudgoul la nourrit de tous les déchets de la civilisation industrielle désormais caduque et lui confie ses souvenirs de communiste orthodoxe. Cette ancienne héroïne de la décontamination appartient à ces vieillardes inusables que Volodine affectionne. Solovieï, jaloux de ses trois filles, rendra impossible la (sur) vie de Kronauer qui finira par quitter cette prison pour aller vers son avenir à lui: «Immédiat ou lointain. L’avenir. Où, quoi qu’il arrive, il n’y aura rien.»

Dans les six cents pages de Terminus radieux , il y aura des récits enchâssés, des figures de conte russe, des combats fabuleux, de somptueuses descriptions de friches industrielles, des litanies merveilleuses de plantes imaginaires, des réminiscences surréalistes d’idéologie soviétique, des dialogues d’un comique irrésistible. On parle, à propos des sombres récits de Volodine, d’humour du désastre. Et, en effet, on rit souvent, mais ce rire est aussi empreint d’émotion et de tendresse pour ces personnages qui échappent à tout réalisme et sont pourtant d’une vérité implacable. T erminus radieux reprend et enrichit tous les thèmes d’une œuvre déjà importante. Lyrique, épique, satirique, d’une inventivité et d’une richesse inépuisables, ce livre offre une entrée somptueuse dans un univers qui n’a pas son pareil dans la littérature de langue française, ni par sa forme ni par son contenu.

Samedi Culturel: Avec ses six cents pages, «Terminus radieux» est votre livre le plus important. Comment avez-vous vécu cette plongée dans un univers aussi noir?

Antoine Volodine: C’était éprouvant, en effet, et j’ai eu de la peine à en ressortir. Je n’ai d’ailleurs rien écrit depuis. Je suis le narrateur mais je suis vraiment aussi tous mes personnages, c’est donc aussi une plongée dans un monde dur, un parcours qui m’a ébranlé. L’«humour du désastre» vient plus tard, avec la distanciation. C’est à chaque fois un bonheur pour moi de me replonger dans ces images. Il y a d’abord le plaisir de fabriquer quelque chose à quoi on croit, de rechercher la beauté et la perfection formelle. Il y a eu dix-sept versions avant celle qui est publiée: je me donne des contraintes, en général chiffrées: nombre de chapitres, de sous-chapitres, etc. Mais contrairement à l’Oulipo, je ne les rends pas publiques. Elles représentent un défi que je me lance à moi-même. Il m’oblige à repenser chaque phrase, à être près de ce que j’écris, au caractère près. Cette méthode me permet de savoir quand c’est fini.

Bien que sans issue, ce «Terminus» est moins désespérant que d’autres livres, comme Songes de Mevlido, par exemple.

Je pense que c’est à cause du milieu, de la taïga, de la forêt, des plantes (toutes inventées!), du vent: il subsiste de la beauté même si les hommes l’ont ravagée.

Dans cet univers post-apocalyptique, vous citez des lectures d’enfance comme «Barry chien-loup» de Curwood. Ce sont vos références?

Ce sont des images qui me sont restées, travaillées par le temps. Mais en général, j’essaie d’éviter de me référer à la culture occidentale. Une de mes références, ce sont les bylines, ces épopées chorales russes chantées par les bardes, que les ethnographes ont recueillies au XIXe siècle, et qui ont disparu dans les années 1920. Le personnage de Solovieï renvoie un héros de conte très populaire en Russie, le Rossignol brigand, qui vit dans la forêt et effraie les voyageurs. La dimension onirique est importante, elle s’exprime dans les interludes de Solovieï. Il introduit un côté poétique et théâtral dans le récit, dont il manipule les personnages comme des marionnettes. Il y a aussi un fond sonore à ce livre: le chant diphonique des chamans sibériens, la musique des voix le soir dans les camps, le son de la guimbarde, les martèlements enthousiastes de la musique soviétique du temps des grands travaux et de la construction de l’avenir radieux, le générique du journal télévisé composé par Svirido!

Etes-vous encore sensible à cette imagerie soviétique?

Oui! Moi, Kronauer et les autres, nous sommes nostalgiques de la construction du socialisme, d’un temps où le collectif, la communauté primait sur l’individu. Il y a un héroïsme quotidien, un sens du sacrifice, des valeurs auxquelles je crois toujours, profondément ancrées. Je pense à ces ingénieurs qui ont donné leur vie pour limiter les dégâts de Tchernobyl, par exemple. Terminus radieux doit beaucoup au livre de Svetlana Alexéievitch, La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2012), qui recueille des témoignages de ceux dont les idéaux ont été trahis.

Un chapitre s’intitule «Eloge des camps». C’est par antiphrase, par ironie, comme le nom du kolkhoze, «Terminus radieux»?

Mes personnages sont des morts-vivants qui errent dans un monde détruit. Le camp – il s’agit de camps de travail, bien sûr, pas des camps de la mort – leur apparaît comme un lieu idéal, de repos, où le collectif l’emporte sur l’individu. Un ralentissement de l’enfer qui règne partout, une recherche de tranquillité. Leur quête n’est plus révolutionnaire mais métaphysique. Ce livre ne concerne pas le monde politique actuel, pour lequel il n’y a plus rien à faire, il n’y a plus de projet politique global à proposer à l’humanité.

Solovieï est un prédateur, un violeur. La sexualité est-elle forcément une agression?

Dans les écrits des auteurs féministes post-exotiques que doit lire Kronauer, ou chez certaines féministes américaines, toute relation sexuelle est un viol. Je comprends qu’on défende cela. Cette violence, cette volonté de soumettre existent depuis l’apparition des organes sexués, bien avant l’apparition de l’homme. En plus, ici, on est en situation de guerre. Mais il y a aussi dans mes livres des histoires d’amour, des couples fidèles unis dans un compagnonnage qui perdure au-delà de la mort.

Ce «terminus» signifie-t-il que vous êtes arrivé au terme de votre entreprise?

Non, elle sera terminée quand j’aurai écrit 49 livres. Alors, je me tairai. J’en suis à 40. Plus que 9! Mais la contrainte ne prime pas. Si cet édifice idéal ne se réalise pas, tant pis. J’écris chaque livre comme si c’était le dernier.