«The Enemy», une plongée au cœur des conflits les plus violents
Technologie
L’œuvre immersive de Karim Ben Khelifa, qui permet de voir différemment trois champs de bataille, sera présentée lors du Geneva International Film Festival (GIFF) dès le 2 novembre

Pendant cette année des 20 ans, Le Temps met l’accent sur sept causes emblématiques. La sixième porte sur «la technologie au service de l’homme». Nous mettrons en avant des entreprises dont le moteur est d’utiliser la technologie pour améliorer notre quotidien. Le Temps se demande aussi comment l’art, via la réalité virtuelle, permet de réfléchir sur notre condition.
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Ils s’appellent Abu Khaled, Jean de Dieu et Amilcar Vladimir. Leurs noms ne nous disent rien et pourtant, nous entendons tous les jours parler des affrontements auxquels ils participent: le conflit israélo-palestinien, la guerre des gangs au Salvador et la guerre civile en République démocratique du Congo (RDC). Pourquoi combattent-ils? Comment perçoivent-ils leurs adversaires? Sont-ils encore humains à leurs yeux? C’est pour tenter de répondre à ces questions que le photographe Karim Ben Khelifa a conçu l’œuvre immersive The Enemy/Ennemi, qui sera à l’affiche, dès le 2 novembre, du Geneva International Film Festival (GIFF). Au sein du festival, cette expérience participera au programme SENSible, dont Le Temps est partenaire, et qui vise à replacer l’humain au centre de la réalité numérique.
A propos de l'édition 2018: Le GIFF, festival de tous les écrans
Ennemi, dont le producteur exécutif est Camera Lucida, promet une expérience hors du commun, le temps de soixante minutes d’une immersion rare. Une demi-douzaine de spectateurs à la fois pourra rencontrer six combattants issus chacun d’un camp: un Israélien face à un Palestinien, deux membres de gangs rivaux au Salvador et deux acteurs de la guerre civile qui ravage la RDC. Le terme «rencontrer» n’est pas galvaudé: coiffant un casque de réalité virtuelle, portant dans son sac à dos un ordinateur qui lui sera connecté, le spectateur pourra s’approcher de ces six personnages et dialoguer avec eux. Ils réagiront même aux émotions qu’ils susciteront chez leurs «visiteurs». Abu Khaled, Jean de Dieu et Amilcar Vladimir ont été modélisés en trois dimensions pour rendre l’expérience aussi réelle que possible.
«Dépasser les images»
A la base de ce projet se trouve donc un homme, Karim Ben Khelifa. Le photographe, qui a fait ses premières armes au Temps en 1998 en couvrant la guerre du Kosovo, estime que les images atteignent leurs limites. «Je me suis rendu compte, au fil du temps, que les photos se banalisent et que leur pouvoir s’estompe. Que votre journal publie deux pages ou 24 pages sur les atrocités commises en Syrie, cela ne changera sans doute plus grand-chose pour le lecteur, habitué à voir ces clichés. De plus, je ressens de plus en plus le fait que les lecteurs veulent faire avancer les choses, avoir un impact, et j’ai imaginé utiliser la réalité virtuelle pour dépasser les simples images.»
Grâce notamment à l’aide du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, les six protagonistes ont été modélisés. Et l’on entendra la voix de Karim Ben Khelifa leur poser des questions simples, comme «Qui est ton ennemi et pourquoi?», «Que signifie la paix pour toi?» et «As-tu déjà tué l’un de tes ennemis?». «Je vous ferai marcher dans un espace muséal à la rencontre de ces paires de combattants ennemis, raconte le photographe. Je vous laisserai avec vos peurs, vos idées préconçues, dialoguer avec des gens qui feront appel à vos réflexes instinctifs.»
«Déshumaniser l’adversaire»
Pour Karim Ben Khelifa, l’idée première est de rendre, pour nous tous, beaucoup plus concrets ces conflits auxquels on s’est habitué depuis longtemps. Mais le photographe veut aller plus loin, en mettant aussi les protagonistes de ces conflits face à l’autre. «Je me suis rendu en Israël avec cette œuvre et j’ai voulu la montrer dans une académie militaire. Mais ses responsables m’ont dit: «On n’est pas dans le même business, notre travail est de déshumaniser l’adversaire, or vous cherchez à faire le contraire.» C’était un compliment terrible, mais un beau compliment. Nous cherchons à montrer The Enemy dans un maximum d’endroits pour rendre, justement, plus humain le combattant adverse.»
L’œuvre requiert une installation conséquente et beaucoup de place. Pour la démocratiser, Karim Ben Khelifa a transposé The Enemy en une application légère et gratuite, pour smartphone (iOS et Android). Si l’expérience est moins immersive que celle liée à un casque, elle permet déjà de voir dans son salon les combattants – via la technologie de réalité augmentée – et de dialoguer avec eux. «Cette application a été téléchargée dans une centaine de pays, ce qui est très encourageant», estime son auteur.
«Une grande fierté»
Pour Emmanuel Cuénod, directeur artistique du GIFF, «proposer The Enemy est une grande fierté. Nous avions déjà montré il y a quatre ans la version bêta, et aujourd’hui nous sommes capables de montrer l’œuvre finale, extrêmement ambitieuse. Karim Ben Khelifa est parti du conflit israélo-palestinien pour rendre ensuite son œuvre globale et c’est une réussite. En se basant sur des éléments du réel, il propose au spectateur une réflexion en profondeur sur notre perception des conflits, mais aussi de l’autre. Je pense que cela peut être extrêmement utile aux jeunes générations. Nous tenions absolument à montrer The Enemy, c’est aussi pour le GIFF un acte d’engagement envers la culture numérique.»
Dans le cadre du GIFF, du 2 au 10 novembre 2018. Billetterie et réservations: www.giff.ch