Temps fort
Sorti il y a une semaine, deuxième volet d’un jeu vidéo de 2013, ce récit d’horreur survivaliste atteint, à l’instar de «Red Dead Redemption 2» il y a deux ans, un degré rare d’hyperréalisme. Mais sa violence questionne la place du joueur

The Last of Us Part II est le plus réussi des simulateurs d’urbex, ce hobby consistant à visiter des lieux abandonnés en s’imaginant la vie des personnes qui y ont vécu. On y découvre tour à tour des villas, des chalets, des magasins de disques, des bibliothèques et quantité d’autres lieux abandonnés dans des régions purgées de leurs habitants. Un quart de siècle après le début d’une épidémie causée par un virus transformant les humains en zombies, la nature a repris ses droits – les arbres soulèvent le bitume des routes et la mousse a recouvert les murs des maisons.
Dans la première partie de ce jeu vidéo, sortie en 2013, le joueur incarnait un baroudeur nommé Joël et devant escorter une jeune fille, Ellie, à travers les Etats-Unis, vingt ans après le début de l’épidémie. Mordue par un zombie sans être infectée, Ellie était la première et seule personne connue à être immunisée, un espoir immense pour la recherche d’un vaccin devant permettre de sauver ce qui restait de l’humanité. La traversée du continent était mouvementée, ponctuée de rencontres plus ou moins heureuses. Une fois la destination atteinte, Joël apprenait que la procédure pour créer le vaccin allait tuer Ellie. Il assassinait alors le médecin principal pour fuir avec la jeune fille, condamnant au passage l’espèce humaine à un avenir sombre. A son réveil, il mentait à Ellie, affirmant qu’elle n’était finalement pas utile. Sept ans plus tard (quatre dans l’univers du jeu), les événements tragiques qui ont conclu cette première partie servent de point de départ à la deuxième, ainsi que de fil conducteur au récit.
Personnages attachants
Le concepteur Neil Druckmann a affirmé les jours précédant la sortie du jeu qu’occulter la fin du premier épisode aurait été de la couardise, et que le studio Naughty Dog allait «montrer les conséquences de cette décision, prendre certaines des choses que les gens considèrent comme sacrées et simplement les démanteler». Des choix scénaristiques vont grandement affecter l’atmosphère du jeu, car si la deuxième partie s’inscrit elle aussi dans le genre de l’horreur survivaliste, le choix de Joël de sauver Ellie va entraîner un cycle de vengeances rappelant des films comme Les Chiens de paille de Sam Peckinpah (1971) ou A History of Violence de David Cronenberg (2005). La rupture avec le premier opus est consommée, lui qui s’inspirait du roman La Route (2006) de Cormac McCarthy.
A lire: «Avec Red Dead Redemption 2, nous essayons de ressusciter un monde disparu»
Road-movie aux personnages attachants, The Last of Us Part I a connu un immense succès critique et commercial, devenant l’une des œuvres emblématiques de la PlayStation 3. Pour les fans de la série, très attachés au duo formé par Joël et Ellie, l’annonce en 2016 d’un deuxième volet provoqua autant la crainte que l'excitation au vu de la fin ambiguë du premier épisode. Et en effet, la direction prise aujourd’hui se révèle significativement plus violente; à de magnifiques séquences centrées sur les personnages, anciens ou nouveaux, se succèdent des scènes où ceux-ci sont victimes ou acteurs de violence, de maltraitance ou carrément de torture, créant un sentiment de malaise chez le joueur. Un scénario à la Game of Thrones, où les personnages sont traités de manière cruelle.
Points de vue multiples
D’un point de vue technique, The Last of Us Part II est virtuose. La qualité de l’animation, la recréation précise d’intérieurs et d’extérieurs, les détails dans les textures ou encore les objets avec lesquels on interagit et qui répondent aux lois de la physique sont autant de détails rendant l’univers du jeu toujours plus palpable. L’expérience en devient plus prenante, voire bouleversante. L’animation d’une scène de baiser – déjà dévoilée en 2018 – ou la reprise à la guitare du Take on Me de A-ah par Ellie sont des vitrines technologiques de ce que l’on peut faire aujourd’hui en termes d’animation.
On appréciera également l’effacement chaque fois que c'est possible de l’interface visuelle, qui montre habituellement à l’écran les points de vie ou les armes disponibles. Grâce à cela, l’immersion dans l’univers est d’autant plus grande. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que tout ceci repose sur de nombreuses heures supplémentaires effectuées par les employés de Naughty Dog – parfois plus de douze heures par jour, week-ends compris, selon le journaliste Jason Schreier. Une pratique souvent dénoncée dans le milieu du jeu vidéo et connue sous le nom de «crunch».
Liberté entravée
Le jeu multiplie les points de vue et il s’agit là de l’une de ses plus grandes réussites, en plus de proposer une structure narrative complexe multipliant des flashbacks. On se souviendra en particulier de la visite d’un musée d’histoire naturelle perdu dans la forêt, nous donnant l’occasion d’écouter les explications d’Ellie, passionnée par l’histoire des dinosaures mais aussi l’âge d’or de la conquête spatiale. Il existe de nombreuses respirations dont il faudra savoir profiter, car les milices armées et hordes de zombies ne sont jamais loin.
The Last of Us Part II va cependant rendre le joueur complice d’actes pouvant heurter sa morale. Depuis plus de quarante ans, des jeux vidéo proposent des histoires où les choix du joueur comptent. Ce n’est pas le cas de ce jeu linéaire, où l’on est obligé de suivre un scénario fataliste. Le choix de créer un malaise chez le joueur en l’exposant à une spirale de la vengeance semble diviser le public, mais pas la critique, car il le prive d’une certaine liberté de jeu et le pousse à des actions qui vont à l’encontre de sa volonté, suivant là logiquement les codes de l’horreur. C’est donc de la structure narrative particulièrement réussie de The Last of Us Part II et de sa réalisation technique irréprochable que l’on souhaitera se souvenir principalement… le reste étant particulièrement douloureux si l’on a eu le malheur de s’attacher aux personnages.
Un récit sombre qui interpelle
Un des objectifs de Neil Druckmann et Halley Gross, coauteurs de The Last of Us Part II, était de confronter les joueurs et les joueuses à diverses formes de violence, ainsi qu’à la conséquence de leurs actions. «Avec la possibilité de jouer Ellie, le public voyait peut-être en elle un personnage qui allait pouvoir réparer les erreurs commises par Joël dans la première partie», raconte Stéphanie Mader, enseignante-chercheuse en game design au Conservatoire national des arts et métiers de Paris. «Sauver sa vie à elle plutôt que sauver le monde? Les joueurs, comme les personnages, ont dû apprendre à vivre avec cette décision.»
Une semaine après la sortie du jeu vidéo, il s’avère que de nombreux fans ont été déçus par le récit de cette suite, le trouvant trop sombre et cruel. «Nous avons l’habitude d’incarner des personnages qui sont des héros allant sauver le monde. Se retrouver à la place avec une descente aux enfers est une forme de contre-pied. Ce rejet par une partie des joueurs et joueuses raconte probablement quelque chose sur l’être humain, sur un certain optimisme malgré le désespoir de la situation.»
A de nombreuses reprises, le jeu permet d’éviter le recours à la violence en offrant des voies zigzaguant à couvert entre les ennemis. Cependant, les moments les plus insoutenables, qu’il s’agisse de meurtre, de mutilation ou de torture, ne sont souvent pas traités dans des cinématiques, mais laissés à la responsabilité du joueur. Il faut alors presser sur un bouton pour que le coup s’abatte et que le récit se poursuive. «Le seul recours d’un joueur qui ne veut pas réaliser cette action est de cesser de jouer. Continuer à jouer, à lire ou à regarder un film est une question qui se pose avec tous les médias. Confronter le joueur aux décisions d’un personnage, c’est créer une dissonance forte entre le personnage et le joueur, un moyen de questionner le public», analyse Stéphanie Mader.
«Le jeu vidéo est dès les années 1970 allé lorgner du côté du cinéma»
Collaborateur scientifique auprès du Collège des humanités de l’EPFL, Selim Krichane est chargé d’un cours sur le jeu vidéo comme média natif du numérique. Il est l’auteur de La Caméra imaginaire (Ed. Georg, 2018), un ouvrage dans lequel il analyse la généralisation de la notion de «caméra» dans l’univers du jeu vidéo.
Le Temps: Les jeux vidéo à gros budget, qui s’inspirent comme «Last of Us» et «Red Dead Redemption» des codes du cinéma et proposent un point de vue à la troisième personne, sont des succès tant publics que critiques. Sommes-nous en train d’atteindre un point culminant ou ce modèle est-il destiné à perdurer?
Selim Krichane: Si on inscrit cela dans une perspective historique, on se rend compte que ces jeux très cinématographiques incarnent un modèle issu du milieu des années 1990 et popularisé par des jeux comme Tomb Raider (1996) et son héroïne Lara Croft. Toutes ces normes, comme le photoréalisme ou la construction de personnages ressemblant à des héros hollywoodiens, étaient déjà en place à ce moment. Est-ce que cela va perdurer? Seuls les futurologues le savent!
En 2001, deux jeux étaient adaptés à l’écran: «Tomb Raider» en prises de vues réelles et «Final Fantasy» en images de synthèse. Comme si, après s’être inspirés du cinéma, les jeux vidéo influençaient à leur tour le 7e art…
Le jeu vidéo est dès les années 1970 allé lorgner du côté du cinéma et de ses codes, l’influence culturelle est évidente. Puis, dès la fin des années 1990, on observe en effet des circulations qui vont dans les deux sens, avec notamment des logiques transmédiatiques aboutissant à des franchises dont les univers se déploient sur différents supports – films, jeux, romans, bandes dessinées – sans que l’on sache vraiment où ça commence. On trouve également des outils techniques utilisés à la fois par l’industrie hollywoodienne et celle du jeu vidéo. De grosses machines informatiques très performantes, comme les ordinateurs Silicon Graphics, pouvaient à la fois modéliser les dinosaures de Jurassic Park et calculer des séquences cinématiques pour les jeux. C’est encore plus le cas aujourd’hui, où le cinéma dominant est moins dépendant de la prise de vues réelles. La série The Mandalorian a par exemple utilisé un moteur graphique créé pour les jeux vidéo.
Lire aussi: Le jeu vidéo fait son cinéma
Si au cinéma les notions de «caméra» et d'«auteur» sont assez claires, elles sont moins palpables dans l’univers du jeu. Leur utilisation vient-elle d’une sorte de complexe d’infériorité face au cinéma, médium dominant du XXe siècle?
Pendant longtemps, le jeu vidéo n’a pas eu la légitimité culturelle dont le cinéma jouissait, mais c’est compliqué de parler de complexe d’infériorité, car cela dépend des studios et des productions. Certains créateurs, comme Hideo Kojima, se sont très vite pensés en artistes, sur le modèle de la politique des auteurs héritée des Cahiers du cinéma. La notion de «caméra» s’est implémentée à partir des années 1990 et de la généralisation des graphismes en 3D; avant, on parlait simplement de «vue», voire de «tableau». Aujourd’hui, les joueurs parlent très intuitivement de caméra pour désigner la conduite du point de vue. En retournant dans les discours d’époque, on remarque encore une fois que tout vient des échanges intenses entre le cinéma et les jeux vidéo, que cela soit sur le plan narratif, esthétique, culturel, commercial, industriel ou technique. Propos recueillis par Stéphane Gobbo