Il y a, dans le livre d’Olivier Horner sur les Young Gods, cette anecdote assez gigantesque. Le 19 et le 20 novembre 1985, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev se rencontrent à Versoix, à la villa Fleur-d’Eau, pour un sommet qui sera la première pierre symbolique de la désescalade entre le bloc communiste et l’Occident. Durant ces deux jours, le Palais des Nations, à Genève, mute en ruche. Cesare Pizzi (sampleriste du groupe de 1985 à 1988, puis à nouveau depuis 2012) travaille alors comme informaticien chez Reuters et parvient à pirater les ordinateurs des journalistes accrédités, dont les écrans se mettent à afficher pendant quelques secondes le message suivant: «THE YOUNG GODS ARE MINIMALIST ARCHITECT BOOTLEGGERS… LISTEN TO THEM.»

Pizzi faillira en perdre son job. Mais surtout, cette petite histoire dessine quelque chose de l’esprit des Gods (ce sont des pousse-barrières) et donne le ton du livre d’Horner. Longue Route (c’est le titre du bouquin, mais aussi celui d’un morceau publié par le trio sur l’album L’Eau rouge en 1989) est l’ouvrage de référence qu’on attendait au sujet d’une des plus belles épopées des musiques aventureuses de ce coin de pays: c’est une biographie, bien entendu, mais c’est aussi un petit traité de critique musicale, d’histoire de l’art, et de sociologie des musiques actuelles.

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La chronologie (rien de bien étonnant ici) fait office de colonne vertébrale du livre: la geste des Young Gods, depuis sa préhistoire, est donnée en suivant le fil des albums du groupe, de The Young Gods (1987) à Data Mirage Tangram (2019). Elle suit les grandes orientations de carrière – l’explosion de notoriété au moment de T.V. Sky (1992), le retour au bercail à la fin des années 1990, les doutes du début des années 2010, le beau retour apaisé d’aujourd’hui. Ce récit est nourri des souvenirs des membres présents ou passés du groupe (Franz Treichler, Bernard Trontin, Cesare Pizzi, Al Comet, Üse Hiestand, etc.), mais aussi de leur entourage, et par exemple de l’immense Roli Mosimann, ancien batteur des Swans, qui fut leur producteur pendant de longues années. Reparcourir cette histoire de disque en disque et de titre en titre, c’est bien sûr mettre en mouvement la machine à souvenirs sonores plus ou moins lointains – de la rudesse martelée de Jimmy (sur The Young Gods) à la petite mort lynchienne de L’Amourir (sur L’Eau rouge), puis au surréalisme ionisé de Lointaine (sur Only Heaven), et enfin à tous ces concerts qui, de la Dolce Vita au Cargo d’Expo.02 en passant par la décharge de Bonfol et le Caveau de Delémont, vous élevaient une âme en formation.

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Reparcourir cette histoire, c’est aussi se rendre compte de la constance novatrice des Young Gods, et de leur maîtrise des éléments de cette nouveauté. C’est se rappeler la radicalité d’une proposition esthétique faite au milieu des années 80 (comment? faire du rock sans guitare?) et se rendre compte de sa fertilité contemporaine (faire de la musique avec des machines? évidemment, boomer). Indéniablement, le monde a changé. Les fondamentaux de l’économie culturelle aussi – et ce n’est pas la moindre des vertus de Longue Route que de le rappeler. Lorsqu’il décrit la naissance des Young Gods à Genève vers 1985, Olivier Horner rappelle qu’elle a lieu dans une ville (et par extension dans un pays) jusqu’alors passablement compassée. Mais des frémissements se faisaient sentir, au témoignage de Franz Treichler: «Quand on s’intéressait au rock, on se retrouvait toujours dans les maisons de quartier, comme la Traverse dans le quartier des Pâquis, dans les centres de loisirs, comme celui du Grand-Saconnex, ou dans une boîte rock comme le Cab, à la cité des Avanchets à Vernier. Un lieu qui a une existence très courte, entre 1982 et 1984, mais qui a organisé beaucoup de concerts […] Plus tard, en 1984, il y a eu aussi le fameux Bouffon, un centre autogéré […] Il y avait aussi le disquaire Sounds, qui avait ouvert en 1979 à la rue de l’Ecole-de-Médecine […].»

Ce bouillonnement, c’est celui de l’émergence bienvenue des scènes indépendantes et des musiques des marges en Suisse. A la même époque, les activistes de Lôzane bouge avaient un slogan fameux, rappelle encore Olivier Horner: «Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim se paie par le risque de mourir d’ennui.» Bref: on n’a pas attendu l’année 2020 pour évoquer la notion de déconfinement.

Olivier Horner, «The Young Gods. Longue Route 1985-2020», Slatkine.