Théâtre. Benno Besson a encore frappé
THEÂTRE
A Lausanne, «Le Cercle de craie caucasien» de Bertolt Brecht se joue à guichets fermés au Théâtre de Vidy. Retour sur les bonheurs d'une pièce que son metteur en scène a su rendre participative en diable.
En raflant sept des 17 Molières en jeu lundi soir à Paris, deux spectacles coproduits par le Théâtre de Vidy (Une Bête sur la lune et Le Cercle de craie caucasien, respectivement mis en scène par Irina Brook et Benno Besson) démontrent, si besoin était encore, que l'institution dirigée par René Gonzalez rayonne désormais bien au-delà des rivages lausannois. La saison 2000-2001 va d'ailleurs bientôt s'achever, et s'achever de manière tonitruante, puisque Le Cercle… de Bertolt Brecht monté par Benno Besson (Tempo du 19 et LT des 26 avril et 9 mai) s'y joue à guichets fermés: vingt-cinq représentations à la salle Charles-Apothéloz, c'est l'équivalent de 10 000 spectateurs! Un chiffre record, près du double de la moyenne des réussites publiques dans une institution comme la Comédie de Genève.
Pourquoi un tel raz de marée? D'abord parce que le retour de l'Yverdonnois prodigue était très attendu, après des mises en scène comme Hamlet ou L'Oiseau vert de Gozzi, qui ont marqué des générations de Romands. Sans compter les contributions «familiales» aux triomphes remportés par Coline Serreau, sa femme, ou Katharina Thalbach, sa fille: Lapin, Lapin, Quisaitout et Grobêta, entre autres. Précédé d'une presse unanime qui a encensé les représentations données en France et des vertus du bouche-à-oreille, Benno Besson, 78 ans, n'a pas déçu: avec cette nouvelle version d'un des textes les plus difficiles de Brecht, écrit en 1944 durant ses années d'exil, il s'est offert un aboutissement de carrière.
Car ce Cercle de craie…, qu'il avait déjà monté en 1978 dans une mise en scène aussi dynamique que l'acteur d'alors, Philippe Avron, Besson l'a complètement adapté à la théâtrophilie du XXIe siècle pour en faire un «divertissement supérieur», comme l'écrivait récemment la Tribune de Genève. Coupé, le prologue kolkhozien qui schématisait l'Allemagne écartelée de la guerre froide. Epurés au maximum, le décor et les costumes qui accentuaient la bipolarité prolétariat-bourgeoisie: ici, tout n'est que poésie, comme ce pont suspendu dans la neige, réduit à trois bouts de ficelle et trois bouts de tissu vaporeux, ou comme cette étoffe bleue suggérant le ruisseau, tous prodiges d'un Ezio Toffolutti des grands soirs. Développée, la modernité qui consiste à transformer une guerre de classes en une guerre des sexes. Respectée, la fameuse distanciation brechtienne, dans un spectacle avec quatre-vingts masques de coton et de lycra à la Fantomas qui privilégient le rythme des corps des quinze comédiens par rapport à l'identification émotionnelle. Jubilatoire, enfin, cette manière de dédramatiser de hauts propos tenus sur la justice des immanents en les coulant dans une esthétique proche de la commedia dell'arte.
Certes le texte de Brecht demeure horrible dans ce qu'il dénonce: la justice corrompue, la brutalité de la soldatesque, le crime gratuit; très contemporain aussi dans ce qu'il défend: la supériorité de Groucha (Coline Serreau), la mère adoptive, sur la mère biologique, démontrée à l'aide d'une antique morale. Besson en fait un road-movie et, fidèle à Brecht, nous épargne toute considération filandreuse sur l'instinct maternel. Mais Besson, qui sait ce que son maître a de réputé «chiant» (c'est son terme) en n'oubliant pas que cette esthétique théâtrale-là a été plusieurs fois tuée et enterrée, en livre une mise en scène tout ce qu'il y a de plus joyeuse, de plus vive, de plus comique. De plus… spectaculaire, justement, comme un bon match de tennis.
C'est le moins que l'on puisse attendre du théâtre d'aujourd'hui. On ne s'assied plus dans un fauteuil pour se cultiver l'intellect, mais pour s'enrichir intérieurement. Du pur plaisir, donc, de l'allégresse collective! Et de quoi convaincre les pires réfractaires au théâtre, de quoi rallier ceux qui étaient prêts à y renoncer. Car on ne s'ennuie pas une seconde dans ce Cercle de craie…, jusqu'au dénouement qui indique les principes d'une véritable justice, dont le grotesque est appuyé par Besson, qui aime à jouer de contradictions, de ruptures et d'effets inattendus. Une justice née de rien puisque le juge Azdak (le sublime Gilles Privat), ivrogne et truand, ne doit la possibilité d'exercer son pouvoir qu'à un hasard. C'est le message.
Besson aime prétendre aussi que tout ce qu'il fait n'est que plaisanterie. En voici donc une de plus, qui colle parfaitement à son amour de l'éphémère, à sa haine de l'archivage. Elle hisse le théâtre au sommet du raffinement et de la féerie avec – c'est le comble! – le pensum des bacheliers qui ont Le Cercle… à leur programme: une dialectique marxiste aux antipodes de la fascinante fluidité du récit qui se déroule à Vidy. «Une fraîcheur d'aquarelle. Un croquis d'enfance. Une leçon de planète», pour reprendre les termes du Figaro. Ou comment faire de la naïveté créatrice une catégorie esthétique qui en vaut bien d'autres: «Il n'est rien de plus vrai, il n'est rien de plus faux qu'au théâtre», rappelait à juste titre Fabrice Luchini lors de la soirée des Molières.
«Le Cercle de craie caucasien», Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu'au 20 mai, ma-je et sa 19 h, ve 20 h 30, di 17 h 30, tél. 021/619 45 45. Le spectacle se joue à guichets (presque) fermés.