Elle célèbre Charles Apothéloz, père ardent d’une maison vibrante
Une exposition commémorative réussie est un bain de mousse qui ramène à l’enfance. Elle aère, dilate, fluidifie. C’est ainsi qu’agit Expo 64, la naissance d’un théâtre, au Théâtre de Vidy , sur les rivages du lac. Comme son nom l’indique, elle raconte la genèse d’un complexe hors du commun, conçu pour vibrer le temps d’une ferveur, mais pas au-delà – six mois à peine pendant lesquels plus de 11 millions de visiteurs déferlent. Un demi-siècle plus tard, la structure est toujours là, fonctionnelle et élégante. L’architecte Max Bill avait conçu en 1964 le pavillon «Eduquer et créer», démembré après les fièvres: Vidy est le vestige d’un château enchanté, jeu de formes cimentées par l’intelligence.
Cette utopie faite matière, Vincent Baudriller la découvre au mois d’août quand il prend possession des lieux. Il quitte à peine le Festival d’Avignon qu’il a dirigé pendant dix ans; il est épaté par cette histoire qu’il ne soupçonnait pas. Il décide de mettre au jour sa source, un demi-siècle exactement après. L’exposition vient de là, d’un désir de cerner les origines, ce qu’a fait le photographe Milo Keller, dont les images minérales s’affichent en grand sur les murs du bâtiment.
Premier conseil ici. Entrez côté lac. Derrière vous, des voiles batifolent. Autour, des images géantes se souviennent pour vous de l’Expo 64. Messieurs les conseillers fédéraux passent avec des mines de corbillard. Le monorail a des vapeurs. Le mésoscaphe des ratés – il n’était pas en état de plonger au début de l’Expo. Il faut fermer les yeux et imaginer. Pas de vagues dans le lointain. L’enceinte est fermée. Nous sommes dans la cour des arts.
Poussons la porte à présent, oui, celle qui donne sur le foyer actuel. C’est le bar, celui de 1964, en photo maousse, qui vous accueille. Mathieu Jaccard, le commissaire de l’exposition, ses collaborateurs Flavia Cocchi et Catherine Mancusi, ont voulu que tout commence par-là. Surprise: des tables et des bancs au bois pâle ont remplacé le mobilier habituel; c’est la ligne claire qui prévaut, une élégance presque brute, celle que Max Bill a privilégiée.
Là, vous êtes libre de vaquer où bon vous semble. Le spectacle – car il s’agit bien de cela, d’une chambre d’échos – peut être traversé au pas de course, ou rêvé adagio. On s’enfile derrière un rideau: des vieillards vous accablent derrière un grillage, on dirait le purgatoire; sous le titre La Suisse s’interroge , cinq films d’Henry Brandt font affluer l’angoisse de cette année-là. Mais quittons ce théâtre d’ombres. En face, sur une paroi, une foule se penche sur un fameux questionnaire, celui dit de Gulliver, censé définir l’homo helveticus (lire le Samedi Culturel du 19 avril). Charles Apothéloz (1922-1982) a conçu cette formidable machine à percer l’âme suisse.
Mais voyez-le, justement, là, sa figure occupe tout l’écran, le poste a lui aussi cinquante ans. Il parle de son métier de directeur de théâtre. On est en 1967, l’exposition est une relique, Charles Apothéloz est allé de l’avant. Le metteur en scène a d’abord milité pour que le grand œuvre de Max Bill, cet assemblage de cubes et de parallélépipèdes, soit conservé in extenso. Il a imaginé avec d’autres une cité des arts qui comprendrait un théâtre, un cinéma, une bibliothèque, un dortoir, etc. Il a espéré que les autorités lausannoises appuieraient son enthousiasme bâtisseur. Il a déchanté, lorsque le syndic Georges-André Chevallaz, après des mois de débat, a annoncé que seul le Théâtre de Vidy serait conservé, «pour dix ans seulement» et «pour les répétitions.» Il a pris acte et poursuivi son œuvre à la tête du Centre dramatique romand, une forge d’où sortent des créations qui brûlent et crispent les autorités.
Le charme d’Apothéloz, c’est qu’il incarne le meilleur de son temps. Il a la classe bienveillante d’un médecin de campagne, habitué à écouter puis à trancher dans le vif des douleurs. Il parle d’une voix égale qui ne tremble jamais. Il est terrien – les pistes cendrées de sa jeunesse athlétique l’ont lesté et effilé – mais il voit loin. Il est de la race des organisateurs, de ceux qui d’un théâtre font un bateau. On ne se lasse pas de l’écouter parler de sa Muraille de Chine, pièce de Max Frisch pour laquelle il a enrôlé trente-quatre (!) comédiens, qu’il monte à Lausanne, puis présente à Montréal, à l’Exposition universelle. On le devine fier, il a raison. Son théâtre peut compter en 1967 sur une subvention de 700 000 francs, belle somme pour l’époque; et sur près de 70 000 spectateurs, chiffre plus qu’estimable (selon les saisons, le Théâtre de Vidy attire aujourd’hui, en moyenne, de 80 000 à 90 000 spectateurs).
Charles Apothéloz a l’allure de ses convictions: il favorise les auteurs qui font mal aux certitudes, Friedrich Dürrenmatt notamment; et aspire à former le public, à travers sa Guilde du théâtre, une association de spectateurs sur laquelle il s’appuie, qu’il consulte parfois. Du Lausannois on pourrait dire qu’il est le cousin en idéal de Jean Vilar, qui crée le Festival d’Avignon en 1947. «Jean Vilar est de dix ans son aîné, raconte Vincent Baudriller. Mais leurs préoccupations sont les mêmes.»
Les bains de jouvence préparent au grand large.
Expo 64, la naissance d’un théâtre . Théâtre de Vidy, Lausanne, jusqu’au 7 juin, dans le hall et les jardins de Vidy; entrée libre; rens. www.vidy.ch
Charles Apothéloz
rêvait d’une cité des arts qui inclurait un théâtre, un cinéma, une bibliothèque, etc.
Le spectacle – car il s’agit bien de cela – peut être traversé au pas de course ou rêvé adagio