Thierry Meury, itinéraire d'un enfant blessé
RENCONTRE
A Carouge, le plus féroce des humoristes romands ressuscite San Antonio. C'est l'occasion de remonter avec lui aux origines de son rire cinglant et de sa misogynie affirmée. Et de retrouver son enfance jurassienne.
«Un jour, je deviendrai maigre et poli parce que mort et silencieux.» Cette réplique, née sous la plume de Frédéric Dard, semble avoir été écrite pour celui qui, chaque soir, la dit au Théâtre des Amis, à Carouge. Gros, Thierry Meury? Mettons qu'il a le relief de ses ambitions: s'opposer pied à pied à tous les diktats bien- pensants, du trip minceur au régime sans fumée. Quant à l'alcool, ce fils d'ouvrier se gausse du «vin urbain à 42 balles le ballon». L'enfant de Delémont préfère l'ivresse, populaire et sans grade, qui permet d'oublier les coups durs et les trahisons. On s'en doutait, il l'a confirmé: avant d'être blessant, Thierry Meury a été blessé. Par deux fois et profond. Portrait d'un comique hargneux et mélancolique.
Soit l'homme est diablement manipulateur. Soit il est désarmant de candeur. A peine entamé, l'entretien mené bière au poing dans la douceur d'une soirée carougeoise frappe de plein fouet. Car il y a du Zola et du Hugo dans le récit de ce qui reste comme «la plus grande émotion» biographique de Thierry Meury: Delémont, 23 juin 1974, 17 000 citoyens en liesse chantent les premiers frissons de l'Indépendance. Le Jura est (bientôt) libre et le petit Thierry est, lui, pressé contre ses parents, le cœur battant sous une pluie battante. En cet épisode épique, il apprend les bases de son catéchisme politique. A la foule détrempée, Roger Schaffter, leader historique du Rassemblement jurassien, proclame qu'«il pleut la liberté» et le garçon de 8 ans l'écoute, subjugué.
En fait de liberté, celui qui dévore déjà les journaux connaîtra surtout l'amertume du premier abandon. Deux ans après l'euphorie, son père, ouvrier horloger, meurt à un mois de la retraite. «Ca m'a fracassé. Je n'adorais déjà pas l'école, mais à partir de ce décès, j'ai complètement lâché. Et pris du poids, comme pour m'enfoncer.» Alors, il a beau réussir à 10 ans son examen d'entrée au cycle secondaire, le pré-ado entame bientôt un apprentissage dans la poste, «parce qu'on gagnait rapidement pas mal d'argent».
Durant cette période tourmentée, seul le foot maintient le révolté sur le terrain social. «La passion du ballon m'a jamais quitté. Je donne l'Italie gagnante du Mondial 2006 et la Suisse en demi-finale.» Pronostic audacieux et tenu par ce forcené, même si, en face, on affiche un scepticisme plutôt justifié...
Mieux vaut avoir tort tout seul que raison avec le groupe pourrait être d'ailleurs la devise de ce provocateur buté que l'humour a sauvé. «J'ai très vite réalisé que j'aimais rire et faire rire... Faire rire surtout. Même si Fernand Reynaud, Guy Bedos et Raymond Devos m'ont bluffé. Mon type de comique de prédilection? Le comique d'images: Tex Avery et les tronches insensées de Benny Hill. Etonnamment, je préfère les clowns aux traits d'esprit.»
Ce talent d'amuseur lui a valu ses premières conquêtes amoureuses, «parce que les gros, c'est bien connu, c'est rigolo», mais l'amour, lui, est cause de son deuxième passage à vide avec hospitalisation à la clé. Mariage éclair pour divorce plombé, l'idylle est là aussi inversement proportionnée.
«Oui, je suis misogyne. Car, j'ai cru avec Jean Ferrat que la femme était l'avenir de l'homme. Et aujourd'hui, je ne vois chez nos frangines qu'entêtement, course au pouvoir et fringale d'égalité pour égaler quoi? les pires travers masculins.»
Pas l'ombre d'un sourire, le comique ne plaisante plus. Mais s'adoucit lorsqu'on lui parle de Véronique Mattana, sa redoutable partenaire dans la Revue genevoise. «Voilà une femme qui fait aimer les femmes, concède le râleur professionnel. Une féminité incroyable sous une voix grave et un tempérament trempé.» Amour platonique, car la belle est déjà prise, mais une sœur jumelle ne serait pas négligée.
En attendant, l'homme de radio (La Soupe est pleine), de télévision (A côté de la plaque) et de plume (La Revue genevoise et d'autres, Saturne, ses propres spectacles) n'a pas trop de sept jours dans une semaine pour faire tourner sa machine à broyer la médiocrité humaine. Oublié le petit facteur muté de Delémont à Genève qui distribuait le courrier dans un Carouge dont il visitait scrupuleusement tous les bistrots. Loin aussi les premiers pas dans le théâtre amateur de l'Espérance et les premières tentatives solo dans un arrière-fond de café enfumé. Aujourd'hui, Thierry Meury navigue de plateaux en micros et détaille ses désamours allegro fortissimo.
«Mais je ne jouerai pas dans la prochaine Revue genevoise. D'une part, parce que je serai le dindon de la farce du Georges Dandin créé au Théâtre des Amis. D'autre part, parce qu'il faut veiller à ne pas lasser.» Sage précaution à laquelle échappe pourtant La Soupe, émission phare de la Radio suisse romande que l'humoriste n'a jamais quittée. «Six ans de totale liberté, c'est trop précieux pour être abandonné.» D'où il est, l'indépendantiste jurassien Roger Schaffter doit apprécier.
«San Antonio et Thierry Meury entrent en scène», au Théâtre des Amis, à Carouge, jusqu'au 11 juin. (Une heure et quart.) Rés. 022/342 28 74.