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Tim Burton de A à Z

Alors qu’il s’institutionnalise en présidant le Jury du 63e Festival de Cannes, l’auteur d’«Alice au pays des merveilles» a-t-il fini par être rattrapé par le système? Ou y goûte-t-il volontairement et pourquoi? Abécédaire inquiet sur un des auteurs les plus originaux de ce temps, mais qui semble filer du mauvais coton

A comme Alice D’accord, Alice au pays des merveilles s’apprête à franchir la barre d’un milliard de dollars de recettes et cette très libre adaptation en relief de Lewis Carroll finira très certainement parmi les cinq plus gros succès de tous les temps. Pour Tim Burton, c’est plus du double de son plus gros succès, Batman, film-phénomène de 1989 qui projeta son auteur, alors auréolé de deux premiers films inventifs (Pee-Wee’s Big Adventure et Beetlejuice), parmi les chouchous de Hollywood. Mais, franchement, cet Alice au pays des merveilles qui cède à toutes les modes (des jeux vidéos à la resucée du Seigneur des Anneaux) arrive-t-il, comme les tenants les plus aveuglés de la politique des auteurs s’efforcent de le croire, à la cheville des chefs-d’œuvres que furent Edward aux mains d’argent (1990), Batman Returns (1992), Ed Wood (1994) et Mars Attacks (1996)?

B comme Batman 1989. L’explosion. Tim Burton, qui a réussi à se frayer un chemin singulier et original y compris lorsqu’il était petite main chez Disney, obtient alors une liberté dont peu d’artistes ont disposé. Et il en profite pour se dépasser durant toute la décennie 90. Alors pourquoi solde-t-il son talent aux studios, en 2001 pour La Planète des singes et en 2009 pour Alice au pays des merveilles? Hypothèse: Tim Burton, qui n’est sans doute pas appâté par le gain, est atteint par ce symptôme de la solitude et de la facilité qui atteint presque systématiquement les artistes qui n’ont aucune concurrence. Spielberg a vécu ça. Les frères Coen ont vécu ça aussi. Tous ont choisi, comme Burton, de retrouver le frisson en se frottant au système. Ce qui se solde malheureusement par des années de compromission et un assèchement de l’imaginaire. Ce qui est bien dommage, car leurs films les plus risqués ne perdaient pas d’argent.

C comme Cynisme Ou plutôt perte de l’innocence. Avant, dans ses courts métrages, puis dans Pee-Wee’s Big Adventure, Batman, Edward aux mains d’argent, Ed Wood ou encore Sleepy Hollow, Tim Burton se plaçait du côté de personnages qui, tous monstrueux ou détraqués qu’ils soient, étaient des enfants, candides et désarmants. Depuis quelques temps, le cinéaste semble préférer les vrais monstres, à commencer par le Chapelier fou d’Alice, mais aussi, auparavant, les cyniques Willy Wonka de Charlie et la Chocolaterie et le vengeur Sweeney Todd. Quand ils ne sont pas le héros du film, ils écrasent celui ou celle qui l’est.

D comme Depp Quand ils sont se connus, sur le plateau d’Edward aux mains d’argent en 1990, Johnny Depp était encore ce grand ado-objet de la série 21 Jump Street et Burton sortait de l’expérience Batman. Ils ont poursuivi leur chemin ensemble, sur Ed Wood, Sleepy Hollow, Charlie, Sweeney Todd, Alice. Alter égaux, y compris dans leurs choix de vie (papas et ermites) et de carrière: Johnny Depp avait-il vraiment besoin de la trilogie Pirates des Caraïbes pour payer des impôts (il est même allé jusqu’à négocier un cachet record de 56 millions de dollars pour le quatrième volet!)? Hypothèse: Johnny et ses Pirates, ainsi que Tim et son Alice cherchent-ils à profiter du système pour se ménager une vie privée agréable. Avant, le cinéma était tout pour eux. Aujourd’hui, c’est papa va au turbin.

E comme Elfman Danny Elfman, le fidèle compositeur de Tim Burton depuis ses débuts, est victime su même syndrome de pépèritude galopante. Ses musiques pour Pee-Wee, Beetlejuice, Batman, Edward ou Mars Attacks étaient assez géniales pour qu’on parvienne à les fredonner, au débotté, vingt ans après. Qui est capable de siffler celles de Sleepy Hollow, La Planète des singes, Charlie ou même Alice qui vient pourtant de sortir? La crise d’inspiration burtonienne est celle d’un collectif. A trop être porté au pinacle, il n’y a plus rien à prouver.

F comme Frankenweenie Le prochain film de Tim Burton, Frankenweenie, sera la réactualisation en version longue de l’un de ses premiers courts métrages d’animation, l’éponyme Frankenweenie qui racontait, en 1984, l’histoire morbide d’un petit garçon redonnant vie à son chien mort. Burton avait alors 26 ans. Il en a aujourd’hui 51. Hypothèse: il est à ce point en crise d’inspiration qu’il doit puiser dans le génie inventif de sa jeunesse.

G comme Gothique Dans le quotidien Libération de mercredi (12 mai), Tim Burton déclare à propos du gothique qui a fait sa marque et qui est singulièrement artificiel dans Alice au pays des merveilles: «Tout cela m’est tellement naturel. Je me fiche de savoir si c’est une mode ou pas. Lorsqu’on se sent ainsi, il n’y a pas de triche possible. Comment dire? La sensation diffuse, au creux de soi, de se tenir à l’écart du monde, du bruit des autres.» Avec le statut qu’il a et la tournure familiale qu’a pris sa vie, vit-il encore cette sensation? Ou en parle-t-il parce qu’il la regrette?

H comme Hollywood Tim Burton est né juste à côté de Hollywood. A Burbank, où les studios Disney et Warner, notamment, ont pignon sur rue. Il a grandi là. Il a explosé là. Il y a connu un pouvoir sans précédent. Il vit là. Il n’a jamais connu autre chose. Il voyage dans sa tête. Mais quand il se réveille le matin, depuis sa naissance, c’est Hollywood qui lui fait face. D’où cette ambivalence constante: être accepté ou être le ver dans le fruit, un état succédant sans cesse à l’autre dans un aller-retour schizophrène entre rébellion et compromission.

I comme Imaginaire Burton n’en est sans doute que trop conscient: au niveau où il évolue, chacune de ses images (qu’il prédessine avec autant de talent au crayon qu’à la caméra) est reconnaissable parmi la masse des superproductions qui débitent leur manque d’imagination à la chaîne. Il est et restera l’un des cinéastes capables de construire, à partir de zéro, un univers complet. Seuls Fellini ou, plus proche, Terry Gilliam et David Lynch déploient un cinéma de l’imaginaire aussi imposant. Sauf que, à leur différence, Tim Burton ne connaît pas les misères du financement. D’où, sans doute, un immense sentiment de solitude avec, constamment tapie dans l’ombre, la tentation de la paresse.

J comme Jury Tim Burton n’a jamais été nominé ni reçu le moindre Oscar. Son unique compétition cannoise, avec Ed Wood en 1994, lui avait valu de rentrer bredouille. Président du Jury du 63e Festival de Cannes, le cinéaste, qui affirme rire aux mariages, aux enterrements et dans tous les endroits où il faut bien se tenir, devra oublier sa légendaire retenue pour régner sur un jury très composite: les comédiennes Kate Beckinsale et Giovanna Mezzogiorno, l’acteur Benicio del Toro, l’écrivain Emmanuel Carrère, le directeur du Musée national du cinéma de Turin et ancien patron de la Mostra de Venise Alberto Barbera, les réalisateurs Victor Erice et Shekhar Kapur, ainsi que le compositeur Alexandre Desplat. Ceci au-devant d’une sélection où aucun film ne relève de près ou de loin de l’univers burtonien. Aucun film d’animation. Aucun film d’horreur. Aucune inclination gothique à l’horizon… Ah, si, un film hongrois: Un Garçon fragile – le projet Frankenstein, de Kornel Mondruczo. Palme d’or à la Hongrie?

K comme Michael Keaton Avant Johnny Depp, il y eut l’autre acteur fétiche (encore que le réalisateur reste fidèle à un clan, de Martin Landau à ses compagnes, Lisa Marie puis Helena Bonham-Carter): Michael Keaton. Pour le rôle de Beetlejuice et surtout pour celui de Batman, Keaton restera sans doute l’ingrédient qui a donné le plus de fil à retordre à Tim Burton. C’est bien simple: personne n’en voulait sauf le cinéaste. Quand son nom fut prononcé pour incarner le superhéros chauve-souris, une déferlante de fans indignés faillit faire reculer le studio. Les deux hommes ne travaillent plus ensemble depuis deux décennies. En 2008, Keaton, dont la carrière a capoté (il est passé de cachets à 5 millions de dollars à un film récent où il a été payé 100 dollars par jour!), déclarait: «Je retravaillerais avec Tim sur un claquement de doigts. Quand vous approchez ce type de personnalité, de petits feux se mettent à s’allumer spontanément et vous vous remettez à briller. Ça vaut pour tous ceux qui l’ont croisé.» Est-ce encore vrai aujourd’hui? Qui connaît le nom de l’actrice qui incarne Alice? (Réponse: Mia Wasikowska)

L comme Lisa Marie Cette actrice, compagne de Tim Burton entre 1992 et 2001, n’a guère brillé par l’importance des rôles que lui a offert son chéri: Vampira dans Ed Wood, hallucinante Martienne dans Mars Attacks!, Lady Crane dans Sleepy Hollow et Nova dans La Planète des singes, le film où Burton a dirigé pour la première fois la comédienne Helena Bonham-Carter avec qui il vit depuis. Pourtant, beaucoup de cinéphiles regrettent la muse Lisa Marie car sa présence dans la vie du cinéaste correspond, comme par hasard, à la période de l’état de grâce burtonien. De là à dire qu’Helena Bonham-Carter l’inspire moins, il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésitent pas à franchir.

M comme Mostra En 2007, la Mostra de Venise s’est illustrée en devenant l’unique festival de premier plan à honorer Tim Burton. Il s’agissait un Lion d’or pour l’ensemble de son œuvre. Question: est-ce parce qu’il est plus sensible qu’il veut le faire croire à sa difficulté à se faire reconnaître par ses pairs artistes et auteurs que le cinéaste s’est tourné, au cours de la dernière décennie et davantage que de raison, vers l’industrie?

N comme Nyctalopie Nyctalopie, n.f.: faculté de voir dans la pénombre. Eternel adolescent qui cultive comme une création ses allures d’oiseau de nuit, Tim Burton s’est distingué dès les années quatre-vingt, avec un univers gothique et nocturne qui tranchaient avec l’époque, toute dédiée alors aux couleurs fluos et au kitsch yuppie. Ce qui est d’ailleurs le principal défaut, avec l’absence d’ombre justement, d’Alice au pays des merveilles… Hypothèse: le cinéaste s’est tellement retrouvé dans la lumière qu’il n’a plus réussi à détecter les zones d’ombre. Regardez bien: il porte toujours des lunettes de soleil.

O comme Œuvre Soufflons un peu: l’œuvre de Tim Burton reste, dans son ensemble, l’une des plus originales que le cinéma ait connu, surtout dans le cadre industriel de Hollywood. Il faut relativiser toutes les critiques précédentes, ainsi que celles qui suivront: elles sont l’écho d’une déception qui s’exprime d’abord par la tristesse ressentie devant Alice au pays des merveilles, mais aussi La Planète des singes et Charlie et la Chocolaterie. La vérité, c’est que Burton a aussi donné deux films magnifiques ces dix dernières années: Big Fish et Les Noces funèbres.

P comme Papa Avec Helena Bonham-Carter, sa compagne depuis 2001, Tim Burton a eu deux enfants. L’enfant solitaire à l’imaginaire morbide est devenu papa. La psychologie de base explique le transfert que provoque ce nouveau rôle. Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin: Tim Burton cherche à exprimer ce nouveau point de vue sur le monde (n’a-t-il pas volontairement vieilli Alice?). S’il trouve, la décennie à venir sera fascinante.

Q comme QI Si son intelligence frappe à l’écran, elle est vraiment difficile à déceler en face-à-face. Interviewer Tim Burton, c’est se retrouver face à un artiste qui déteste parler de son travail et le décrypter. Du coup, il passe pour un geek, un nerd, un ado attardé dont le disque rayé ressasse les éternelles mêmes banalités sur le cinéma (il a dit un million de fois qu’il admire le cinéaste italien Mario Bava, mais jamais pourquoi) ou sur la politique: interrogé sur l’affaire Polanski durant la conférence de presse de mercredi, il a éventé son ignorance des tenants et aboutissants en plaidant, de manière un peu pathétique, pour la liberté d’expression. L’expérience cannoise, cest certain, va fortement bousculer son monde clos. Tant mieux? (cf. P comme Papa)

R comme Riche C’est la grande question: pourquoi un cinéaste dont les films ont rapporté plus de 2 milliards de dollars et dont les salaires cumulés sont estimés à près de 100 millions ne profite-t-il pas de cette fortune pour tourner ce qui lui chante, sans avoir à se compromettre? Deux réponses possibles. La candide: parce que son univers nécessite aujourd’hui des moyens et des effets numériques qu’il ne pourrait pas s’offrir hors de l’industrie. La réaliste: parce qu’aucun projet personnel ne lui vient en tête depuis longtemps (il n’a pas écrit Alice et il a été à deux doigts de tourner Pirates des Caraïbes 4!).

S comme Solitude Au début de la conférence de presse du jury qui a ouvert le 63e Festival de Cannes, ses mains tremblaient si intensément et son sourire était si crispé qu’il était difficile de ne pas voir l’enfant et l’adolescent très solitaire qu’il a été. Cette solitude, cette marginalité l’a bien évidemment construit. Elle a été le terreau de son imaginaire. Où continuer à faire pousser les idées et les mondes féeriques quand les yeux du monde vous regardent et quand les interlocuteurs, les admirateurs et même ses propres enfants se démultiplient au point qui est le sien?

T comme Treize Le nombre de longs métrages que Tim Burton a tournés depuis Pee-Wee’s Big Adventure en 1985 n’est pas énorme. Par comparaison parmi les réalisateurs américains qui filment dans la même catégorie (les auteurs reconnus comme tels), Steven Spielberg en a aligné 17, Clint Eastwood 20 et Woody Allen 29. Cette différence démontre bien la difficulté à laquelle est confronté Tim Burton: ses films à lui inventent des mondes de A à Z. Ce qui demande une gestation infiniment plus importante, au risque de se perdre dans les détails des décors, des costumes et des personnages qu’il dessine toujours avec mille détails. Ce qui implique une condition: tomber vraiment amoureux d’une idée. Aussi est-il plus facile, parfois, d’accepter un scénario préécrit comme celui d’Alice au pays des merveilles.

U comme USA Hypothèse saugrenue: les films de Tim Burton étaient meilleurs sous Bill Clinton que sous Reagan, Bush ou W.

V comme Vertige En 1989, à la sortie de Batman, Tim Burton avait 31 ans. Qu’arrive-t-il quand on se retrouve au sommet si jeune? A l’époque, il s’était refait une santé en signant un petit film pas cher et ô combien merveilleux: Edward aux mains d’argent.

W comme Welles C’est sans doute l’une des plus belles scènes de sa filmographie. Dans Ed Wood, biographie imaginaire du très réel Edward Wood Jr, celui-ci, réputé comme le plus mauvais réalisateur de l’histoire du cinéma, déprime chez Musso & Franck, le Lipp de Los Angeles. A la table attenante, Orson Welles, le cinéaste réputé comme le plus génial de l’histoire du cinéma, déprime parce qu’on ne lui confie plus aucun projet, plus aucun budget. Les deux hommes se saluent. Réunion presque fraternelle du plus grand et du plus nullard, tous les deux défendant leur vision et marginalisés par Hollywood. Les deux faces d’une même figure: celle de l’artiste rejeté dans sa solitude. Tout le regret paradoxal burtonien est là: cinéaste richissime, gâté à son corps défendant par Hollywood et le box-office, qui envie secrètement ce statut mythique de réalisateur maudit. Le pire n’est pas loin du meilleur, tout cinéaste sait ça. Et, comme cette scène le rappelle si fort, ce métier peut générer une angoisse irrépressible.

X comme Films X Un critique français, Fabien Gaffez dans la revue Positif, s’est amusé un jour à écrire sur l’érotisme burtonien. L’idée peut paraître saugrenue tant la filmographie de Tim Burton paraît chaste. Sauf qu’elle n’est pas saugrenue du tout. Là aussi, il y a un avant et un après: faut-il rappeler à quel point Beetlejuice, le Joker de Batman, la coiffeuse d’Edward aux mains d’argent, la figure même d’Ed Wood travesti et pornophile étaient des images fortes de pervers sexuels? Cet aspect paraît, depuis dix ans au moins, complètement refoulé.

Y comme Yes Man Le Yes Man, à Hollywood, désigne un réalisateur qui est à la botte de l’industrie. Tim Burton n’en est pas encore là, mais peut-être trouve-t-il davantage de réconfort à l’éventualité de rater une superproduction comme Alice ou Pirates des Caraïbes (s’il l’avait accepté) plutôt qu’un film personnel. Hypothèse, là encore.

Z comme séries Z La série Z est l’appellation commune, entre cinéphiles, pour désigner les très mauvais films. Or, dans Libération du mercredi 12 mai, Tim Burton prononce une phrase incroyable. A la question: «Vous dirigez un remake: quel film choisissez-vous?» Il répond: «Si possible un mauvais, puisque ceux qui me plaisent, je ne pourrais pas y toucher. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Ed Wood: recréer un «mauvais» film.» Un cinéaste qui s’amuse à créer un mauvais film alors que tant de ses collègues en réalisent malgré eux. Au fond, peut-être que le problème de Tim Burton réside là: tout est trop facile pour lui. Alors il s’ennuie. Souhaitons que les films de la compétition l’électrisent comme le petit garçon réveillant son chien mort dans Frankenweenie.