Tiraillé entre les larmes du deuil et l'artifice hollywoodien, Locarno conserve toute sa liberté
CINEMA
Le décès de Giuseppe Buffi, président du Festival du film, marque profondément cette 53e édition. Une sélection 2000 où les cinéastes font, déjà, la démonstration de leur liberté artistique, naviguant au cœur de systèmes contraignants
C'était à peine une averse. Juste un petit crachin venu accompagner la tristesse. Mercredi soir, lors de l'ouverture officielle, le ciel a en effet déposé quelques gouttes pudiques dans la cour du Castello de Locarno. Sur les visages des personnalités conviées au traditionnel apéritif d'ouverture, l'eau de pluie se mélangeait à celle des larmes. Instant d'émotion dédié, comme ce 53e Festival dans son entier, à Giuseppe Buffi, son président emporté par une crise cardiaque. Au-delà des discours, des sanglots touchants de son prédécesseur Raimondo Rezzonico ou des affiches qui recouvrent les murs de la ville («Ciao Presidente, pour nous, c'est ton festival»), c'est toute l'édition 2000 qui se drape de noir. L'organisation a décidé, par exemple, d'oublier les rituels dîners de minuit à mi-parcours et fête de clôture.
Quel contraste, lorsque la nuit venue et le ciel épongé, la Piazza Grande s'est éclairée des feux pétaradants de X-Men. La première internationale de cette superproduction américaine adaptée d'un célèbre comics Marvel constituait en effet l'ouverture publique du festival. Bande-son à déchausser les canines et prouesses d'acteurs dynamitées par les derniers effets numériques: de quoi faire rouspéter une partie du public, ce qui n'a pas manqué. Et pourtant, les sentiments contrastés de la tristesse, puis de l'artifice ont affirmé d'emblée l'esprit esthétique de cette 53e édition: une programmation en liberté, grâce – chacun dans l'organisation le répète encore – au soutien, à la curiosité et, si besoin était, au poids politique du défunt Giuseppe Buffi, qui cumulait ces derniers mois la présidence du festival avec celle du Conseil d'Etat tessinois.
Une programmation en liberté, surtout, pour le directeur Marco Müller. Depuis son arrivée à Locarno en 1992, jamais un programme n'a illustré aussi largement la grande passion du sélectionneur: trouver la touche personnelle instillée par un cinéaste dans le cadre d'un système de production contraignant. Cela vaut aussi bien pour les superhéros de X-Men que Bryan Singer, réalisateur prodige sur lequel nous reviendrons dans «Tempo» le 10 août, truffé de douces subversions et d'acides clins d'œil, que pour les cinéastes de l'ère soviétique auxquels est dédiée la rétrospective (lire «Le Samedi culturel» du 29 juillet). «Je pense que quand tout est facile, explique Marco Müller, on se laisse trop aller. Voyez le cinéma russe. Par le passé, les censeurs empêchaient de tourner un film. Aujourd'hui, c'est la censure du marché.» Le directeur du festival en déduit qu'une des deux situations de contrainte est préférable: «En luttant contre une censure politique ou idéologique, le cinéaste peut mieux préciser son besoin de dire la vérité. En luttant, au contraire, contre le marché, il y a sans doute un élément de confusion en plus.»
C'est ainsi que, depuis l'arrivée de Marco Müller à la tête du festival, Locarno semble privilégier la marge de liberté que s'arrogent John Woo, Joe Dante ou Bryan Singer, dans la machinerie et les moyens de Hollywood, plutôt que le cinéma suisse où la liberté d'expression est plus ou moins affranchie de toute idéologie, mais qui s'excuse tout par manque d'argent. Marco Müller a fomenté la démonstration de ce choix avec les deux premiers films en compétition: A Lingering Face de Lu Xuechang et Little Cheung de Fruit Chan. Deux films chinois, ce qui va de soi puisque le directeur du festival est aussi un sinologue averti. Lu Xuechang et Fruit Chan filment leur pays aujourd'hui et dissèquent, par le biais de fictions fortes, son «atmosphère d'incertitude» comme du Fruit Chan.
Lu Xuechang base son deuxième film sur un fait divers qui devient une idée très hitchcockienne: le témoin d'un viol, caché et tremblant dans un buisson, se retrouve nez à nez avec la victime lorsque celle-ci, poussée par son agresseur, s'affaisse sur le sol. Deux regards apeurés qui se croisent, image obsédante pour le jeune homme, persuadé quelques jours plus tard, et alors qu'il croyait la pauvresse morte, de la reconnaître dans la rue. Fruit Chan, quant à lui, termine avec Little Cheung, aventure tragi-comique d'un gamin de 9 ans, une trilogie sur la rétrocession de Hongkong. Lui aussi s'inspire du réel, utilisant des gens qu'il rencontre dans la rue et qui jouent leur propre rôle. Nés à la fin des années 50 et au début des années 60, les deux cinéastes appartiennent à ce qu'il est convenu d'appeler la «sixième génération» chinoise. Une génération plus urbaine, sensible à la désorientation de concitoyens privés de repères dans un pays qui évolue trop subtilement. Une génération qui sait filmer sans argent et qui, selon Fruit Chan, accepterait d'aller travailler à Hollywood s'il n'était son système de production. «Je préfère le mien, dit-il, qui consiste, très simplement, à échapper à tout système.»
LOCARNO. 53e Festival international du film. Rens.: 091/756 21 21.